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NOTES DE PRINTEMPS

6 juin 2013

Haïku #55

Et la main dévale,

car de la nuque à la chute,

est l’échine éprise.

Il était passé minuit et dans la faible lumière qui dénonce la nuit, mon index et mon œil suivaient les mots du Cantique des cantiques, et les sermons sur ceux-ci, par l’abbé Bernard de Clairvaux, dit Saint Bernard, l’incarnation du Verbe dans l’amour offert. Plus loin je trouvai une controverse sur la représentation divine (« Dispute subtile sur l’image ou le Verbe de Dieu, et sur l’âme qui est faite à l’image de Dieu. Erreur de Gilbert, évêque de Poitiers ») :

Le Verbe est vérité, sagesse, et justice. Voilà l’image. De qui est-il l’image ? De la justice, de la sagesse, et de la vérité. Car cette image est justice de justice, sagesse de sagesse, vérité de vérité, de même que lumière de lumière, et Dieu de Dieu. L’âme n’est rien de tout cela, parce qu’elle n’est point image, elle en est néanmoins capable, et elle les désire, et c’est peut-être pour cela qu’elle est faite à l’image du Verbe. C’est une créature élevée, puisqu’elle est capable de cette majesté, et le désir qu’elle a de la recevoir est une marque de sa rectitude. Nous lisons que Dieu a fait l’homme droit. Et quant à sa grandeur, sa capacité, comme nous avons dit, en est une preuve suffisante. Car il faut que ce qui est à l’image d’une chose soit conforme à cette image, et n’ait pas part en vain au nom de l’image, de même que l’image elle-même n’est pas appelée ainsi seulement de nom, et sans aucune convenance avec la chose dont elle est l’image, car il est dit de celui qui est l’image : « qu’ayant une même essence avec Dieu, il n’a pas cru faire un larcin de se rendre égal à lui (Philipp. II, 6) » (traduction par l’abbé Charpentier, œuvres complètes de Saint Bernard, Librairie de Louis Vivès, Paris, 1865 ; huit volumes).

En un mot, le verbe comme image de la pensée pour préciser que la pensée ne peut pas être une image mais qu’elle est seule à en produire, le cogito ergo sum au 13ème siècle, embryon qui traversera les siècles pour venir se réécrire sous la plume de Descartes. Bernard de Clairvaux décline ailleurs de beaux tourments philosophiques, et module la langue (même si ici traduite, et bien) avec une profondeur exceptionnelle, une présence romane. Sa lecture du Cantique des cantiques est fort curieuse, mais elle vaut un détour qui plonge dans l’étrangeté de cet hymne à l’amour physique et au désir, décrypté par un moine vivant quotidiennement dans la plus rigoureuse austérité. De façon inattendue, ses sermons sont une vive pénétration au fond de la langue et du texte, et ici vibre la présence certaine d’un énorme écrivain, un styliste indéniable.

Le sommeil qui suivit cette lecture fut animé de rêves dont je n’ai plus de souvenir visuel mais dont le parfum animal, comme sorti d’une forêt inconnue, est resté dans une aire accessible de mon esprit ; il me suffit de l’évoquer et de le convoquer, voilà venir ce mystérieux mélange qui fait comme une enveloppe autour de soi, comme une trouée dans le réel par laquelle le rêve remonte à nous. Nous sommes à l’image de la Terre avec du magma vigoureux, chaud, bouillonnant qui déchire parfois notre enveloppe et vient perler à notre surface telle l’écume des passions. Nous avons nos ères de silence, puis de tempêtes, nous ressentons parfaitement ces vagues, ces ondes venues de loin, nous sommes tous des pendules qui jamais ne circulent dans un mouvement en tous points uniforme ; nous ne cessons de mesurer, parfois les pas, parfois les mots, les gestes, et nous retenons quelques gestes, écartons des mots, faisons un pas sur le côté, puis dans l’heure qui suit, nous dansons et nous perdons les échelles, les valeurs qui s’y étaient accrochées, nous sommes animés et nous nous animons en réponse, nous avons en main la disposition des événements – quelque chose mesure à notre place, mais pas à notre insu. Il nous arrive de chuter et de voler, souvent le contraire, nous n’y voyons jamais quelque grâce comme il arrive aux religieux, les chutes et les envols étant plutôt rudes, nous y voyons la splendeur du chaos et de toutes ses possibilités, comme autant de preuves que le nihilisme n’est qu’une chimère de racaille angoissée.

Complément sur le nimby

Du traitement parabolique, la fiction médiatique, les conteurs à zéro. Identification de l’invisible par l’Etat. Entrée du nimby constitué en commune dans l’instant immédiat, autonome, puis éventuellement en organisation reconnue administrativement qui s’incorpore dans le spectacle et récupère la comparaison, la parabole, mais reste périphérique.

Haïku #34

D’un jardin perdu

Il reste l’insecte mort,

Le grain de la rue.

Le concept et le phénomène nimby (Tous les jardins du monde), tels qu’ils sont articulés dans les discours de l’agent de l’Etat ou de l’agent médiatique, paire de bons duettistes en général, nous donnent à saisir leur impossible adhérence à une réalité immédiate où surgit l’événement. Lorsque le phénomène nimby s’amplifie, en un lieu donné, il devient la résistance commune d’un groupe plus ou moins organisé : il est capté alors par les antennes officielles, injecté par et dans le médiatique. C’est à cet égard que nous apercevons clairement, dans ce que désignent ces discours, une identification renversée qui va justifier le maintien de l’ordre, véhiculant les images alourdies de l’intérêt général (l’un étant strictement l’autre), nommant pourtant ce qui est invisible, imprévu et imprévisible. Une impossibilité pour l’Etat d’identifier ce qu’il désigne pourtant dans une série de catégories. Les médias font un travail d’éclusier pour les mythes en stock, et nous y trouvons tout intérêt philologique et rhétorique puisqu’ils versent dans la parabole (παραβολη ́, comparaison), laquelle nourrit la séparation en tous sens : nous y trouvons des récits où le nimby se présente sous les figures de robins des bois ou des mythes mités (David contre Goliath), aidés par des références à la culture dite populaire – nous allons y revenir – comme le village irréductible d’Astérix, des contes, parfois dans quelques cas des analyses teintées de catastrophisme, une binarité de secours, nature culture, culture de la nature, des sévices à la nature, donc à l’homme, des fables, du symbolisme primitif (notre mère la Terre), de la paix verte. Nous y entendons un Etat, sensé représenter le peuple (sic), groupe identifié sous des symboles nationaux, républicains, laïcs, panoplie à déployer, un Etat qui pourrait peut-être se reconnaître parfaitement dans la menace de ces choses grégaires qui s’opposent en légitimité, parfois a-légale, comme sa propre naissance. Sur ce dernier point, le nimby, organisé en commune, transitoire, en résistance, en réunion, retourne à l’Etat une image qui ne correspond en rien aux vaines définitions officielles et médiatiques qui tentent d’approcher tout ce qui circule au ras des pâquerettes, ce qui oublie les injonctions du cirque marchand, ce qui trouve l’autonomie. Belles catégories que les anarcho-autonomes par exemple, ou les concepts dont la béquille est l’adjectif populaire, ou bien encore le suranné gauchistes, ou des hippies qui vivent dans les arbres. Le maintien de l’ordre, et les moyens appliqués pour cela, est la réalisation concrète de l’inertie des postulats dans les définitions établies par l’Etat, leur moyen matraqué. Les mouvements dans le verbe et les déplacements libres sont, pour la neutralité lissée des vocables de récupération spectaculaire, une véritable terreur. Car ce qui fourmille là où l’on voudrait voir un calme plat n’est en fait que l’expression la plus simple de la vie, anomalie pour l’ordre établi, engagé dans des opérations qui déplacent les positions stratégiques sur le terrain de la lutte, avec l’aboiement de l’ordre donné à la force et le déploiement de la force de l’ordre.

Ailleurs, c’est-à-dire dans le cirque médiatique où l’on est bien plus poli et sûrement bien plus triste, que ce soit sur les plateaux de la télévision ou dans les assemblées surréalistes, malgré elles, que sont les commissions de dialogue ou autres doux rêves de démocratie participative, nous pouvons moquer le double jeu symbolique de certaines oppositions très organisées, douées en marketing ; comment voulez-vous que nous prenions au sérieux – le langage, toujours, est une affaire politique – une association qui a choisi pour nom Robin des toits ? Alors même que les phénomènes et les dangers dont parle cette association sont tout à fait réels et vérifiés. Nous remarquons ici que robin est au singulier, parabole et personnification. On aura lu des titres de presse dans lesquels tout est dit sur la navrante vacuité de l’auteur du papier mais rien sur le sujet dont il voudrait (?) traiter, rien n’est vécu, pur slogan dilué, c’est le cas de le dire, des titres vides de tout, par exemple dans L’Essor de l’Isère du 2 novembre 2012 avec : Finir l’A51 quel pastis ! Le dossier du projet pour l’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes, par sa durée historique (presque cinquante ans), par l’ampleur des travaux et de leurs conséquences, active tous les intérêts contradictoires, locaux mais à fort rayonnement ; il en est ainsi de la sauvegarde de l’image labellisée, institutionnelle et européenne, de Nantes, capitale verte ; ou même simplement de l’image de l’élu local, porteur du projet dans sa phase finale, devenu entre temps Premier Ministre. Quant aux lobbyings activés autour de ce projet, avec les collusions nécessaires, qu’ils soient en faveur ou contre, nous les voyons utiliser à l’envi les outils juridiques, publicitaires, politiques, médiatiques pour l’habillage et le cadrage des événements in situ, de ce qu’ils signifient au-delà du simple refus d’un projet dit d’intérêt général, et pour la dissimulation ou la falsification de la parole qui porte ces événements, dans l’illocution immédiate, réciproque, des forces en présence. Les signes qui s’affrontent, les regards, les gestes, entre ceux qui retrouvent la vie, et la façon de l’organiser directement, dans l’autonomie sans hiérarchie, contre ceux qui y voient une résistance, de l’inertie renversée, et qui y voient un folklore bon enfant ou un extrémisme délinquant, mais qui ne peuvent jamais confirmer qu’ils y voient l’impossibilité de l’Etat devant le règne de la vie.

Haïku #41

Tu veux voir le vent

Traversé par le soleil

Dans ton œil vermeil

L’éloge brisé. Remontrances à l’endroit des survivants.

Vous savez, maître vous croyez-vous, vous savez. Je n’ai rien fait : veuillez noter que vous êtes maintenant sous la lumière, regardez ce que vous avez fait. Pleurez, pleurez donc sans cesse les erreurs que vous avez commises. Les larmes lavent leurs astuces et seront un désordre dans leur misère. Pourquoi ne laisseriez-vous pas votre cœur être souverain du plaisir et de la joie ? Car l’amertume extrême est une colère illisible. La chose étonnante est que la misère de l’homme, contrairement à ce vous dites partout, et vous avez tort, réside dans son asservissement aux images, et non pas dans sa dérive sur le vrai chemin de la vie, certes difficile, lent, chaud, fou, injuste et sinueux. Vous voulez nous écarter de la chair et du sang, du souffle et de la peau, de l’organe, et vous inventez du travail, et punissez avec, vous dissimulez l’herbe qui est à nos pieds, vous nous séparez de nos désirs, vous vectorisez nos forces.

Me voilà entouré d’interfaces vivantes, mais qui n’ont plus de la vie que la mobilité – évidemment dirigée –, aveuglées par les ténèbres de l’ignorance d’ignorer. Je sais où vous êtes, et j’analyse ce que vous faites, et vous ne savez pas où je suis malgré les mille pièges, nombreux mais faciles à comprendre, que vous tendez sur un territoire dont vous ignorez les détails locaux.

Vous êtes tous irresponsables, vous ignorez tout du pas qu’il faut adopter sur le chemin, car d’où vous êtes le chemin n’a même pas encore paru à vos rétines cybernétiques, vous n’avez pas été informés. Il y a, par conséquent, pour vous, encore un long chemin à parcourir avant de gagner le chemin.

Heureux ! Allant d’abord par ici, puis par là, pour voir, essayez de ne pas dormir, et comblez votre estomac, et votre esprit, pourquoi pas ? Vous allez peut-être pouvoir prétendre à nourrir les vertus de l’action directe, nue. Etait-ce vraiment si triste ou effrayant, avant, de voir un homme ainsi égaré ? Les pourparlers seront stériles si vous voulez continuer à manier votre langue spectaculaire, et vous risqueriez de ne pas comprendre votre esprit affamé, fatigué, votre seule propriété, qui sera gorgé de vie. Tout couvert de confusion fraîche vous êtes encore, comme par la rosée les fleurs au matin.

 

Haïku #16

L’instant du printemps

Passe à l’instant dans ton œil

Tel l’éclat du vent.

Dans une lettre du 22 juin 1784, Mirabeau écrit à Chamfort : Il y a bien loin entre savoir que des principes sont utiles, et posséder l’art de les faire adopter aux autres hommes. Cet art demande de grandes préparations et des circonstances auxiliaires. Une impatience qui a même quelque chose de louable, entraîne les gens de bien à promulguer les vérités qui les frappent, dès l’instant où elles s’offrent à leurs yeux, et sans avoir réfléchi si elles s’y sont présentées dans l’enchaînement le plus propre à forcer le consentement de tous les esprits. Rien ne diffère plus de l’ordre de génération des idées, que celui de leur perquisition. Il faut que les sciences soient déjà complètes, avant qu’on puisse faire des méthodes ; il faut que les vérités morales soient familières avant d’être usuelles. Les langues existaient depuis une longue suite de siècles, quand on est parvenu à rédiger les grammaires qui nous en rendent aujourd’hui l’étude plus facile. Il faut que des livres de morale ou de politique ex professo aient cerné et déchaussé tel préjugé, avant que la comédie puisse l’extirper en le vouant au ridicule.

J’ai déjà évoqué, ailleurs, le caractère immédiat de ce qui n’est que demain. L’avant-garde c’est la veille. Nous aurions aimé plutôt parler d’un grand matin, et au cœur frais de l’aube qui l’ouvrirait, nous serions prêts, avertis la veille au soir par notre imagination et notre enthousiasme poétique, avant que le soleil eût disparu derrière la ligne d’ouest. A partir de là, nous aurions eu toute la nuit pour défaire enfin le monde pendant son sommeil, et attendre qu’il se réveille dans une angoisse dispersée. La patience qu’appelle Mirabeau n’est plus valable pour l’ordre des professionnels de l’avant-garde, qui attendent, dès le crépuscule, qui attendent seulement, car ils n’ont rien appris, ni des livres, ni des situations. Ils attendent depuis trop longtemps. Ils ont rêvé, rêvent et restent accrochés à quelques lignes pénibles du jeune Breton ou vautrés chez Nin. Le temps n’existe toujours pas, mais qu’à cela ne tienne !

Continuer de vivre c’est refuser d’attendre. Aujourd’hui Chamfort serait interné depuis bien longtemps. Qu’au tournant suivant on nous prenne en flagrant délit de ne plus regarder les signaux arbitraires, nous ne demanderons pas d’avocat mais un éditeur pour faire paraître notre excellent procès-verbal. Nous avons commencé à déconstruire les abribus pour y faire des colloques, nous avons neutralisé les tubes dans lesquels circulent les idées et extirpé la Parole de sa geôle.

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Ce texte a été initialement publié par Reflets du Temps, le 4 mai 2013

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