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ANGE & NEIGE

10 janvier 2016

« L’aube hivernale verdit à la fenêtre,

et je ne me souviens pas

de ce que j’ai crié… »

Vladimir Nabokov, « Le mot »

 

le vent avait pris le chemin du corridor emportant avec lui quelques flocons de neige et prenait ensuite la direction des étages bondissant par les escaliers tournoyant sur chaque palier pour se répandre dans toutes les pièces sifflant sous les portes vrombissant dans les conduits des cheminées s’immisçant dans toutes les fissures les interstices les trous les creux les brèches les fentes qu’il pouvait emprunter pour secouer l’ensemble de la bâtisse la gaver de froid la pétrifier l’endormir peu à peu dans cette nuit parfaitement glaciale

On ne trouvait pas les rêves ; on était jeté dans l’abysse du sommeil pour en être trop vite extirpé par un bruit plus fort que les autres, un craquement, un courant d’air plus violent ; les rêves ne pouvaient pas nous happer. Sous les couvertures, la température des corps entretenue par l’étuve textile permettait de se sentir en situation confortable, mais la tempête qui faisait rage animait tout ce qui aurait dû être au repos et silencieux. Parfois, une flamme renaissait de la braise, sous l’effet d’une bourrasque, lançant sur les murs une lueur orangée qui découpait le mobilier en ombres mouvantes, puis finissait par disparaître jusqu’au prochain renfort d’air ou à la faveur du déplacement d’un caillou de charbon. Puis tout s’arrêta. Net. Plus un bruit. Le silence cotonneux d’une averse de neige se vautra sur le monde. Cette saison est détestable, pensa Stella Nova en attrapant un gros oreiller pour le caler entre ses cuisses bouillantes. Elle pensa à l’été, à ses lumières, à ce crépuscule pétillant, cette écume de nuit avant la vague noire et le velours stellaire, quand s’endorment des têtes encore toutes chaudes du soleil d’été qui s’en va au plus tard du soir.

l’été se font entendre les derniers échos des cris d’enfants répondant à leurs parents qui clament le couvre-feu par les fenêtres et les jardins. Certains restent accrochés dans les clôtures, d’autres remontent par les champs situés par derrière le haut du bourg – ils étaient plus bas, sur les bords de la rivière à patienter après la perche, en compagnie des vaches qui viennent s’abreuver. Démonter les lignes, rassembler les cannes, des nuages de moustiques les accompagnent jusqu’à la route, ils suivent le talus. Derrière eux, à l’horizon, des lambeaux de nuages s’enflamment ; comme tous les jours c’est la fin d’un monde. C’est le petit qui a les poissons, il est fier, il a un sourire qui lui découpe en croissant le bas du visage, ses dents scintillent dans le soir. Le lendemain, on prépare le pain de perche. Le petit est allé chercher les œufs chez madame Gisèle, une très vieille dame avec de la moustache, qui porte la même blouse tous les jours de l’année, qui vit seule depuis un temps bien supérieur à leur âge. Elle aussi est le souvenir d’un monde disparu, un souvenir qui parle,

Stella Nova n’aimait pas l’hiver, pour sûr. Au cœur de l’hiver, la douleur des gerçures, les flocons brûlants dans les rafales ciselées, et rien que la solitude du chagrin. « – J’ai mes livres. Je ne bouge plus jusqu’au printemps, je reste cloîtrée. J’ai mes livres ». Janvier. Elle avait ses livres, ses clopes, et son soda. Elle avait repris les rênes de l’Imaginaire, et se livrait aux livres. Ça peut être dangereux, on ne peut pas manger que cela. Par ailleurs, elle sentait venir. Ecrire. Jusqu’à présent, n’ayant aucune confiance en elle et dans son éventuel talent pour l’écriture, elle avait renoncé à produire des textes. Ce qui se tramait maintenant était d’une puissance nouvelle : le passage à l’acte était imminent. Elle avait failli s’y mettre trois ans auparavant, à cause d’une anecdote qu’elle voulait narrer, quand William Xenos venu chez elle récupérer une toile de Matthieu Eleuteri s’était soudainement évanoui. Inquiète les tout premiers instants, elle avait trouvé l’incident plutôt drôle. Elle avait attendu dix minutes avant qu’il reprît connaissance : l’hypoglycémie de Xenos n’était pas grave, ça lui arrivait souvent, il tombait dans les vapes ; mais là, en plus, dans sa chute, il s’était assommé sur l’angle d’une table basse art déco. Quelques jours après cet épisode, alors qu’elle était assise à son bureau, lisant une revue d’architecture intérieure, elle y repensa avec précision, manqua de tout coucher sur le papier dans le détail : elle ne réussit pas à franchir le pas, la page restait désespérément blanche. Elle n’arriva même pas à ôter le capuchon du stylo qu’elle mâchonnait nerveusement en regardant les flocons se coller à la fenêtre et fondre doucement en glissant sur le verre. Elle se vengea alors sur les mots croisés d’un hebdomadaire féminin qu’elle termina en moins d’une demi-heure. A la fin de l’hiver, Stella Nova se prit à écrire, non sans douleur, et c’était certainement, au-delà d’un très ancien désir qui l’habitait avec constance mais sans jamais s’exprimer, l’issue d’un long chemin dont, quelques mois auparavant, lui avait été révélée toute la perspective, celle de la vie, de toutes ces années passées et dépassées comme autant de souvenirs à la fois solides et liquides qui devaient, par une force irrésistible, s’habiller de mots écrits, courant comme des fous, déliés sous ses doigts agités d’une danse nouvelle sur le clavier, des cliquetis dans la nuit. Je ne savais pas encore la nature de l’expérience qu’elle avait à me révéler. On allait en parler, m’avait-elle assuré, œil dans l’œil et nos oreilles à la bouche. Une lecture aussi l’avait troublée et c’était une nouvelle façon d’émarger au petit matin un registre d’hôtel, mais vous l’auriez trouvée au page avec un livre pour seul amant, mangé cru jusqu’à l’aube naissante. Nous avons bien des fois partagé des insomnies. Des livres aussi. Sa façon de lire, de tenir l’objet et de tourner la page, c’est un véritable enchantement. Lire Joyce en murmures, à peine vêtue, avec juste un peu d’encre. Alors évidemment l’imaginant en train de décoder sa propre expérience au travers des « Fragments d’un discours amoureux », je me disais que ses gestes ou ses expressions devaient être encore plus incroyables et sensuels, quand elle passait d’une page à l’autre, quand elle fronçait le sourcil sur une phrase bien tombée. Ses gestes de lecture, sa façon de sortir les mots du livre, ils entrent par ses yeux, ressortent par sa bouche dans une musique délicate. Ses lèvres en pulpe s’animent. J’ai pu profiter d’un tel ravissement dès la première fois que je l’ai rencontrée, elle avait un livre dans son sac à main, elle m’avait lu un paragraphe. C’était l’hiver, oui. Moins de zéro. Dans ce café où Sartre buvafumait en semaine, fumabuvait le week-end. Le Liberté.

J’ai toujours associé l’hiver à des rencontres. À de beaux visages inconnus barrés d’une écharpe. Comme cette splendide créature au carrefour de l’Odéon. Je montais la rue, elle descendait par le trottoir d’en face du coté de chez Monnier, avec de petits sautillements malgré les plaques de glace qui risquaient de la faire chuter, j’étais emmitouflé dans mon col et tenais fermement mon chapeau, un air froid froid cinglant dévalait la rue. Je me redressai, tout étonné de voir cette gazelle en janvier, puis je m’arrêtai tout net pour l’admirer. Elle avait dû sentir mon regard. Elle ralentit, puis s’arrêta elle aussi. L’un en face de l’autre, séparés par la chaussée, nous nous contemplâmes de très longues secondes. Ses yeux verts scintillaient au-dessus de la laine rouge de son cache-col. Nous tremblions de froid.

Nous restâmes ensemble, au chaud, durant de belles et longues années, jusqu’aux premiers jours du dernier printemps de sa vie. Elle s’appelait Bianca, évidemment, belle comme la neige qui commença à tomber au moment même où nous nous rejoignîmes au milieu de la rue sous les rafales de vent cinglantes et gelées qui fouettaient nos cils. Pourtant l’hiver cette année-là ne ressemblait pas à l’hiver, et rien ne semblait vouloir arriver, même le silence se tenait à l’écart dans lui-même, de l’aube à la nuit tombante. Le mutisme étoilé du ciel était un manteau sur la terre, à peine les bêtes parlaient dans la nuit. Cette mélancolie des ténèbres, la suspension de toute chose, le désordre figé, la tristesse de l’absence, la figure qui s’évanouit, tout paraissait suivre le principe du vide, l’appel du néant. Et puis le ciel avait pris un filtre blanc cassé, annonçant les flocons. Bianca m’avait tiré par la main et emmené chez elle. Trente-deux années de musique en résidence et des langueurs hivernales en compagnie d’un ange, pour obtenir un morceau d’éternité, sorti des ténèbres sous forme de neige, la simplicité pure et singulière de l’Amour.

 

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