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DÉTOURNEMENTS ~ Sur la localité ~

9 septembre 2014

 

Beatæ memoriæ Stepk

 

PRÉAMBULE

L’âge aidant, avec l’expérience assise sur le dos du temps cavalant, grâce à l’observation rapprochée ou distante, par l’étude de l’Histoire & la lecture de notes que les grands créateurs nous ont laissées, je dois admettre que toutes les foutaises entendues, les pseudo projets d’imbrication abstraite plus que d’implication concrète, & surtout les disharmonies parfaites prises pour le Beau, les croûtes infectes pour géniales, les textes niais pour magnifiques, bref toutes ces mixtures improbables fabriquées par quelques-uns de mes contemporains, ont produit paradoxalement la matière riche, telle une fumure, pour formuler quelques remarques utiles au largage de lourdingues certitudes, à l’abandon de postures apprises & finalement si inconfortables quand on vise, avant que le néant nous happe, la réalisation de la philosophie & la jouissance de la vie. Quant aux discours & comportements de certains, souvent les mêmes, dont l’hypocrisie notoire n’est que le laid vêtement de leur inconsistance & leur misérable existence que l’exercice de la survie apprise, je vais m’empresser de les ajouter au menu : je n’ai pas l’intention de passer le plus délicatement qu’il m’est possible sur tous ces sujets, que je sais n’être pas agréables à tous les cons cernés qui, peut-être, vont lire ce qui suit. D’ailleurs, qu’ils lisent ou pas, cela ne changera en rien, ou si peu, leur ridicule assurance d’être les agents indispensables, au bon endroit & au bon moment, pour l’avancement de l’Art, d’autant plus qu’ils ne pourront sûrement jamais comprendre que sans la récupération de la Vie, dont ils sont si éloignés, ils ne peuvent rien faire de déterminant, à part me foutre enfin la paix, pour peu qu’ils se reconnaissent entre les lignes ; je n’ai pas le dessein d’établir ici l’annuaire de ces fantômes tristes & incapables.

Bien sûr, tout ce que je viens d’énoncer est un paysage commun, qui se retrouve en tout lieu & à toute époque, dans l’organisation des grandes sociétés & des vastes groupes humains aussi bien que dans les minuscules assemblées, les conseils municipaux & les associations locales. L’aspect de ces mesquineries, de ces illusions, de ces tricheries, de ces postures, de ces trahisons, est d’autant plus rugueux quand elles sont directement vécues, c’est-à-dire dans une circulation locale à laquelle j’ai pu à tout moment me joindre rapidement & de laquelle j’ai pu m’extraire tout aussi vite, après avoir acquis la certitude que cela ne tournait pas dans le sens que j’avais escompté, sans vouloir intervenir pour inverser, renverser le mouvement, m’étant jeté dans le manège pour seulement mesurer & observer la mécanique. Rugueux : dont le relief, même le plus subtil, dont les nuances les plus fines, les aspérités émotionnelles des personnages impliqués, permettent de saisir l’essentiel de la nature humaine qui, dans le particulier, révèle l’universel. Souvent je me suis senti animal à paradoxes, porté par l’instinct grégaire, puis happé par le puissant désir de la solitude, ou plutôt de l’autonomie solitaire. Avec ce balancement permanent, qui implique apparitions & disparitions, avec toutes ces figures rencontrées au coin d’une rue, lors d’une soirée en campagne, à l’hôpital dans la vision spécialisée de neuroleptiques distribués par l’Etat, dans un bar perdu en périphérie de la ville, par-delà les boulevards, où traînent des créatures humides, il se forme un tissage tendu entre l’esprit du passé & le spectre de l’avenir : nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. 

Localite

ÉTAT DES LIEUX SOMMAIRE

Je ne suis pas né dans la ville où j’habite ; par ailleurs je suis né en catimini dans une ville où jamais je n’ai vécu. J’ai parcouru de longues distances, à pied, en train, en voiture, j’ai habité une multitude de villes, souvent de très grandes, de gros bourgs aussi, des villages. Je suis arrivé ici au Mans il y a bientôt dix ans, & j’ai longtemps gardé mes distances, observant d’abord le décor, la mécanique de la circulation, l’architecture, les artères de la cité, avant que d’établir le contact avec les habitants qui, dans leur profil général, m’avaient au premier abord apparu peu enclins à la rencontre informelle, & plutôt assez secrets. Très vite, comme dans tous les lieux, j’avais pu repérer deux espèces principales de caractères, l’une assez visible parce que chargée d’un apparat ou bien disposée à la publicité, qui se refuse à la discrétion ; l’autre plus effacée mais plus profonde qui parfois avait l’idée de m’envoyer des signaux.

La charge de l’Histoire, que j’évoquerai plus loin, me semblait avoir disparu. Un peu plus qu’ailleurs, étrangement. Cette étrangeté ressentie immédiatement résultait d’un contraste simple entre les nombreuses traces encore assez visibles & entretenues du passé, dans l’aspect même de la ville, par la subsistance de la pierre, de formes architecturales très diverses & de différentes périodes, & l’ignorance générale des manceaux à propos de l’histoire de la cité qu’ils habitaient. La chair d’une ville se pétrifie vite quand ses habitants ne savent pas ou plus sur quel terrain ils crèchent, tout simplement parce qu’ils ont été séparés du sol qui supporte depuis bien longtemps aussi bien les guerres, les épidémies, les passions soudaines de tout un peuple, que la reptation généralisée qui caractérise la survie actuelle. La pierre restée ainsi visible, reconnue, mise en valeur, n’est que pierre, en tant que forme structurée en muraille par exemple, en tant qu’image d’elle-même simplement. Régulièrement, opération typique de notre temps, cette pierre devient même le support d’autres images, la nuit, s’affirmant clairement par leur intitulé, en qualité de chimères. La pierre organisée, ayant traversé les siècles, la pierre comme signifiant historique, n’existe plus. Si on la devine parfois comme élément du Grand Récit, c’est très partiellement, maquillée, déformée, par l’entremise du tourisme de masse & de l’industrie cinématographique.

J’apprécie le rayonnement des révolutions, leurs ondes persistantes qui transpercent les siècles pour faire vibrer les quelques attentifs du temps présent qui vivent parmi les attentistes. L’Histoire n’est plus un équipage apprécié. Et pour cause, elle entrave en tant que connaissance les agencements totalitaires des conditions présentes de la vie sociale. Où que l’on soit, ce qui existe ne peut être que la totalité du mouvement historique. Le matériel légué ne sert qu’à s’en servir puisqu’il est fatalement complet ; sa destination est de raccrocher le monde à soi, le monde qu’on voudrait nous arracher totalement. C’est un stock considérable, il s’accumule & ne peut point périr. Reste à savoir si une conscience individuelle est en mesure de l’utiliser dans un mode qui serait celui de la théorie pratique, c’est-à-dire de sa réalisation : il faut au moins être deux pour qu’apparaissent les deux dimensions croisées que sont le moment & la localité. Quand le moment & la localité sont échangés, l’équilibre qui apparaît est la dialectique, à savoir une réalité immédiate non achevée. Que manque t-il à ce duo pour accéder à l’achèvement ? Tres faciunt collegium.

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 StephE

Le fait est que des figures agréables & devenues amicales ont pris place dans différents secteurs de ma vie & bien que rares, elles ont pu me proposer des perspectives inédites permettant la poursuite de belles activités subversives que j’avais commencées vingt ans auparavant & que je transportais avec moi à chaque déménagement, pour les éprouver dans chaque ville où je m’installais. J’ai toujours cherché les moyens pratiques pour intervenir négativement dans la circulation des standards, des habitudes, des édulcorations infligées par les règles imbéciles des modes & par la morale médiatique, mais les moyens à ma disposition & mes velléités ne m’ont jamais permis d’aller concrètement fracturer quelques représentations au-delà du domaine local. Il faut pour cela prendre un élan très long, un recul considérable & lucide, qui ne souffre aucune compromission, aucun compromis ; il faut aussi du temps, je veux dire qu’il est nécessaire de bien savoir saisir le temps, ne pas tomber dans des séquences imparties, mais profiter le plus tôt possible de toutes les diffractions ouvertes. Enfin, il faut un énorme talent. Néanmoins j’ai vérifié, ailleurs, l’efficacité, à l’échelle de la ville ou du canton, de quelques scandales bien préparés, d’agitations soudaines & de révélations croustillantes dont les nombreuses miettes sont allées enrayer, puis annuler les projets douteux de personnages détestables. Nous allons bientôt voir ce qui est envisageable ici, si l’on souhaite réveiller l’esprit effractionnaire (un lève-tard incorrigible) qui dort à l’hôtel de la théorie.

Le terme de figure locale est assez con, intégrant tout d’abord une forme d’exclusivité du lieu où cette figure réside ou exerce, même parfois du lieu où elle est simplement née sans y vivre à ce jour, tout en désintégrant, dans le même temps, l’éventuelle possibilité ou réalité d’un rayonnement extra urbis. La presse dite locale, justement, aime cette expression. La presse aime les tournures vides, ou si marquées d’un sens strict & unique qu’elle en oublie l’inopérable usage dans ses colonnes, à moins qu’elle se veuille locale spécialisée plutôt que spécialement locale ; ce qui n’existe pas, à ma connaissance. On pourra chercher ces procédés intéressants dans des parutions scientifiques, littéraires ou historiques attachées à des thématiques régionales.

Mais revenons aux amitiés, aux complicités rencontrées à la ville au fil des ans, au hasard des événements, à l’approche d’œuvres sensibles & bien faites, présentées lors d’expositions ou contemplées à l’occasion de visites privées chez l’artiste ; & j’arrive à un sujet pénible. L’accaparement de quelques-unes de ces figures par des troupeaux de ratés envieux & ennuyeux qui cherchent la lumière à tâtons dans l’obscurité de leur bêtise, ou individuellement & particulièrement par des touche-à-tout de la communication ou de la mode transversale, peut avoir parfois, si ce n’est souvent, des conséquences néfastes, voire mortifères – j’appuie sur le mot – pour ces belles figures s’il s’avère qu’elles sont habitées par une de ces douleurs indicibles & secrètes, par un mal qui chaque jour les invite à capituler – à mourir – & contre lequel la seule force de résistance qui subsiste avec peine est celle procurée par l’exercice d’un art forcené & libre. Mais l’ignorance infinie de certains, la méchanceté & l’avidité redoutable d’autres font des ravages terribles. La disparition récente de Stepk nous parle aussi de cela. On aura beau me dire, me répéter que dans bon nombre de cas le destin – comprenez la fin – est souvent écrit dans les neurones & les viscères des personnes atteintes d’un mal-être envahissant, inscrit même dans les œuvres qu’elles produisent, je reste persuadé que la nuisance sociale, les manipulations de la part d’individus jaloux, matérialistes sans scrupules ou moralisateurs à temps plein, peuvent conduire à l’irréversible. J’ajoute que cela en arrange bien quelques-uns d’avancer une vulgaire histoire de mal intrinsèque comme isolé de tout environnement, de reporter en quelque sorte sur l’intéressé, quand celui-ci décide de quitter la vie, leur part, parfois importante, d’implication dans ce départ douloureux. À ces pourritures infâmes, je garantis ici tout mon mépris, sans délai de prescription. Les yeux ronds qu’elles font, ces ordures, quand elles feignent de s’étonner que désormais je les ignorerai pour toujours, elles peuvent se les enfoncer dans le fondement : elles verront à quoi ressemble l’intérieur de leur crâne.

Mais encore, j’entends aussi parler d’ego. Un artiste sans ego fort, ça n’existe pas. Mais ne nous trompons pas, l’ego fort en soi, si je puis dire, n’est pas ce qui se discute. C’est son orientation que l’on apprécie, ou pas. Il en est qui sont comme les trous noirs, aspirant tout, jusqu’à la lumière, & dont l’absence de rayonnement ne mérite pas qu’on s’y arrête, leurs réalisations ne sont souvent qu’échafaudages chancelants ne pouvant rien soutenir & n’accédant par définition qu’à des façades, ne sont que fruits vides, comme leur tête ; leurs discours tournent en permanence autour d’eux-mêmes, ils ne voient rien d’assez bien qui leur soit extérieur, ils se caressent beaucoup & demandent qu’on les caresse, ils comprennent mal qu’on puisse leur refuser quelque sollicitation. A contrario, il en est d’autres, à fort champ gravitationnel également, mais dont le système narcissique évite l’égoïsme. La fierté certaine qui peut éventuellement rayonner à partir de ces noyaux concentrés du Moi qui crée, parle, chante, joue, n’a rien à voir avec toutes les autres petites frappes qui se veulent splendides & qui ont le boulard.

Le portrait est soumis plus que les autres genres, à la localité. Puisqu’il doit représenter fidèlement une ressemblance individuelle, il doit offrir aussi le caractère du pays auquel appartient l’individu. L’artiste est encore assujetti dans ce genre, à la localité du costume, & souvent même d’une mode passagère, qui sera oubliée dans l’instant où le tableau sera fini. Mais il ne faut pas qu’à ces localités obligées, il joigne encore celle d’une manière vicieuse, qui appartient à la nation du peintre, ou celle de certaines affectations, de certaines minauderies qui plaisent dans l’instant où elles sont de mode, & restent éternellement ridicules, quand la mode est passée. Que le portrait se généralise au moins par la naïveté d’un maintien naturel. Les portraits du Titien & de Van Dyck sont d’une attitude simple & vraie ; ils continuent d’être admirés. La plupart des portraits faits en France dans le XVIIIe siècle, sont d’une afféterie locale dont tout le monde est aujourd’hui rebuté. Tout le talent de ceux qui les ont faits, les garantit à peine du mépris.

Pierre-Charles Levesque (in Dictionnaire des Arts de peinture, Sculpture et Gravure. Par MM. Watelet & Lévesque, 1792)

EN VILLE

C’est une ville de province ordinaire, mais en ces temps pour lesquels l’extraordinaire n’est plus qu’une série d’images dont l’élaboration obligée doit être confiée aux bons soins des industries médiatiques & de loisirs, me voilà bien en place. Il existe ici, ou dans les très proches environs, quelques rares personnes remarquables & aimables à mes yeux, bien que leur nombre ne progresse plus depuis bien longtemps, & qu’il baisse même, la mort mordant de temps à autre. Le Mans est au nord d’une région administrative qui ne correspond à aucun territoire historique puisque résultant d’un découpage arbitraire effectué il y a presque soixante ans, & dont les habitants sont qualifiés par un ridicule gentilé néologique qui évoque un étage du crétacé supérieur, bien léger. Pour rependre l’expression de Du Chesne, c’est une ville rouge, de par sa muraille romaine, composée essentiellement de grès rouge & d’un mortier de tuileau qui lui est rose, muraille dont une section assez considérable est bien visible à l’ouest, le long de la Sarthe, avec tours & poternes. On y fabriqua longtemps, dans cette ville, de la cire, & principalement au XVIIIe siècle une étamine camelotée, tissu de laine peignée d’extraction locale, de renommée certaine, exportée au-delà des frontières ; on la retrouvait sur le dos des Italiens ou des Espagnols qui appréciaient sa légèreté. Généralement teinte en noire, elle convenait parfaitement au corps ecclésiastique.

Dès à présent, j’indique que tout regard versé sur le passé n’est pas une tension nostalgique. Seulement, comme pour le reste, ce qu’une ville garde suffisamment longtemps d’elle-même, ce qui est préservé au cours de longs siècles, permet de saisir les enjeux de l’époque à laquelle on vit. La beauté du corps de la ville, au-delà de son apparence & des parcours effectués en son sein, surtout à pied, est l’univers affectif qui a permis des rencontres, des plaisirs, des aventures. Lorsque des secteurs de la ville, ou ne serait-ce qu’une bâtisse, auxquels est attaché notre cœur, sont métamorphosés ou détruits par des exigences de politique urbaine, un déchirement nous fait mal.

Nous avons nos repères & nos repaires : lieux de rendez-vous ou refuges par lesquels nous tentons d’organiser la commune, si possibles non prévus à cet effet ou non habituellement utilisés comme tels afin de s’écarter de toute visibilité policière. La dérive poétique, les rencontres fortuites, font aussi la beauté de la ville. S’il fallait créer un nouveau désordre qui déshabille la ville de ces flèches d’orientation habituelles par des actions précises & éphémères, il le faudrait faire de façon irréversible. Mais en la matière, rien ne sert d’aller trop vite & de mobiliser n’importe qui. Pour que la cité s’ouvre à nous, il est important de penser qu’il existe toujours la possibilité d’un passage encore inconnu de tous les explorateurs ; nous avons tous notre passage du nord-ouest. Ceux qui pensent que la ville ne sert qu’à l’habitation, la consommation, le travail & la balade du dimanche, ne peuvent pas être habités par le désir poétique. Les artistes qui pensent que Le Corbusier était un génie de son temps, ou Le Couteur pour rester dans un contexte manceau, ceux-là sont déjà apprivoisés par les ordonnances de l’ordre & du cloisonnement, car vénérer l’architecture de clapiers humains est le signe d’un esprit qui admet la mise en boîte & le rayonnage des hommes comme marchandises, avec les aménagements adéquats limitant les velléités de circulation. Aussi, les intentions malveillantes à l’endroit de l’organisation présente du monde, donc des villes & des campagnes en tant que déclinaisons de l’urbain, doivent être ventilées en toute précaution tactique, avec ceux qui savent aussi bien que moi que toutes les actions à mener, puis parfaitement réalisées, se verront détruites d’elles-mêmes ; que c’est cette destruction prévue, indispensable, qui pourra irréversiblement modifier la couleur locale, davantage que les actions en tant que telles, en tant qu’événements ou situations. La théorie pratique exige d’abord d’identifier les faux agitateurs, de repérer & d’évaluer les champs d’interventions des excités qui font la culture locale, prétendument, mais qui ne sont que les petits maîtres de manufactures de vent, surtout présents pour s’exposer eux-mêmes, pour ramasser des subventions & autres subsides publics. Si leurs champs d’interventions sont limités par leurs propres médiocrités, sans gêne donc pour nos jeux détestables, s’il ne sont que les champs clôturés où ils invitent à venir se palucher quelques plus inaptes qu’eux, se croyant vivants & libres, alors nous pouvons les laisser survivre, ils ne désirent que cela, ils ne sont capables de rien d’autre. Si leurs espaces d’appropriation ne sont que vieille usine devenue hangar où seules les poutres sont transversales, alors nous pouvons les laisser tranquilles, là où ils sont, ils ne gênent personne, ils n’intéressent qu’eux-mêmes & leurs gentils affidés, abonnés, serviteurs & stagiaires. D’ailleurs leurs expériences à répétition ne sont que dissolutions finales & totales. Il en est de même pour ceux & celles constitués en tribu (sic) de marchands, persuadés d’être in real life pour reprendre leur idiote phraséologie, qui partagent une soupe de prestations plus floues les unes que les autres, fiers d’êtres des co-travailleurs disposés à valoriser – on se demande comment c’est faisable – des activités artisanales voire artistiques qui ne sont en réalité que commerciales, d’autant plus que s’il fallait par exemple se contenter des appellations définies par les textes officiels, il n’existe parmi eux aucun artisan ou artiste, & s’il s’en trouve, ils sont les figurants de l’ordre établi & d’une niaise bourgeoisie. Ils sont encore plus éloignés de nous que les précédents cultureux qui font des couleurs sans art, ou qui sont les représentants de commerce de marchands de couleurs. Les évoquer est déjà un effort pour moi, mais après tout, cela ne prend que trois lignes & ne nécessite aucune insulte.

Plus haut, dans les sphères confortables reliées directement aux offices & officines institutionnelles, municipales & régionales, des associations & entreprises locales ont acquis, au cours des ans, de la matière pécuniaire pour des représentations mirifiques, des manifestations lumineuses, avec le concours généreux des institutions, lesquelles choisissent pour qui doit être ouvert le robinet – le mot sonne bien dans l’administration mancelle, dans le service dédié au développement & à l’action culturels. Ces grands organisateurs de loisirs & d’aménagement du temps libre sont ainsi invités à garder la masse dans des zones connues de l’autorité & de son maintien de l’ordre ; ils s’approchent assez efficacement, dans leur gestion & dans leurs buts, des modèles de domination globale. À ceux-là, il reste à infliger le travail du négatif à toute occasion qui surgit. Si les occasions manquent, provoquer les conditions de leur apparitions fréquentes. Ceux qui entendent ici ce dont il s’agit sauront que c’est l’indifférence qui désagrège l’ennemi…

 Localité2FIGURES DE LA RENAISSANCE

16 août 1534, Alençon, le château. Clément Marot était invité au mariage d’Isabeau d’Albret, la frangine de Henri II de Navarre, avec René de Rohan. Se trouvait également à la cérémonie François Sagon, secrétaire de l’abbé de Saint-Evroult. On y lut la Monnerie des quatre Damoyselles, poème délicat écrit pour l’occasion par Marot. Le lendemain, durant une promenade dans le parc, non loin du château, ou dans la cour de celui-ci, on ne sait pas exactement, Sagon, très jaloux, attaqua Marot sur ses positions religieuses, le qualifiant d’hérétique. Ils s’engueulèrent, jusqu’à ce que Marot, exaspéré, sortît son poignard, faisant fuir Sagon. Ce dernier raconta l’incident dans la Deffense de Sagon Contre Clement Marot :

Tu te haulsas tellement pour le moins,
Qu’à ta clameur survindrent deux tesmoings.
Je m’acquittay par ceste voye honneste
D’ung chrestien qui ung autre admonneste.
Tu t’obstinas & la fureur descent,
Tant qu’en une heure y en vinst plus de cent,
Vela comment j’accompli en cest œuvre
L’instruction que nostre évangile œuvre.
Mais quoi ? on veit pour ung mot que je dy
Marot tirer, comme ung homme estourdy,
A son poignart, voullant commecttre offense,
De m’assaillir sans baston de deffense.
 

Plus tard, suite à l’affaire des placards qui survint à l’automne de la même année, François Ier, bien qu’hésitant, se résolut à la proscription & à la répression. Clément Marot, qui en avait déjà fait & écrit de belles, préféra faire profil bas & s’éloigna, s’exilant dès 1535, d’abord dans le Béarn, d’où il rejoignit par la suite l’Italie, le Piémont, chez madame Renée de France, grande figure de l’évangélisme, belle-sœur de François Ier & épouse du duc Hercule II d’Este, résidant à Ferrare. Marot, pour préparer son retour – Hercule II ne l’aimait vraiment pas – rédigea, à l’été 1535, l’Épître au Roy, du temps de son exil de Ferrare. C’est ce texte qui fit écrire à François Sagon, petit secrétaire d’église & minable poète, son Coup d’essay pour y attaquer encore Marot, ce povre pou éthique, qu’il détestait, à cause de ses attaques à l’endroit de la Sorbonne – l’ignorante Sorbonne, disait Marot – & de ses accointances évangéliques, qui pouvaient facilement le ranger du côté des hérétiques. Par ailleurs, la jalousie de Sagon lui fit écrire, comble du culot du con, que Marot était auteur d’une très vilaine poésie & qu’il était, aussi, une espèce de queutard invétéré, j’exagère à peine. S’ensuivit un échange de textes acerbes, véritable bataille, quand Marot revint enfin en France, en 1536, soutenu par de bons camarades. Il répondit d’abord au Coup d’essay par une forme de sotie que l’on trouve dans le troisième Coq à l’âne, puis en 1537, sous le nom de son valet Fripelippes, il asséna un coup puissant avec Le Valet de Marot contre Sagon. Cum Commento. Fripellipes, secretaire de Clement Marot, à François Sagon, secretaire de l’Abbé de sainct Evroul. Le camp d’en face répondit, mais ce ne fut pas Sagon le premier, lequel tarda un peu avant de se fendre d’une réfutation, d’environ vingt feuillets, sous le nom de son page, Le Rabais du Caquet de Fripelippes et de Marot dict Rat pelé adictioné avec le commentaire, fait par Mathieu de Boutigny page de maistre Françoys de Sagon, secrétaire de l’abbé de Saint Ebvroult, réfutation qui semble être le produit d’un collectif, écrite bien maladroitement, avec un style très (in)suffisant, falot. Puis ce fut une mêlée dans laquelle s’invitèrent bon nombre de plumes, avec des textes aux titres fort explicites, contenant basses injures & insinuations détestables, sur le physique ou la moralité de l’un, sur la bêtise de l’autre, avec quelques comparaisons animalières, des farces scatologiques. Un troisième parti s’engagea même dans la rixe, se moquant des deux premiers, avec par exemple l’Appologie faicte par le grant abbé des Conardz, sur les invectives de Sagon, Marot, la Hueterie, pages, valets, &c. ou encore La Réponse des Conardz de Rouen… Puis la querelle s’estompa peu à peu. Sagon mourut en 1544. Marot aussi.

Clément Marot

Clément Marot

Au Mans, en 1515, naquit Nicolas Denisot, alias Conte d’Alsinois, qui se cacha aussi derrière le pseudonyme de Théodose Valentinian à l’occasion de la publication, en 1558, de son tractatus rhapsodique intitulé L’Amant resuscité de la mort d’amour. Un mystérieux artiste, qui s’essaya par ailleurs dans les domaines de l’espionnage ou du trafic d’influences, possédant de multiples étiquettes puisque poète, calligraphe & cartographe, peintre, éditeur & romancier. Et mathématicien, géomètre, métreur… Car, comme l’écrit son cousin germain Jacques Denisot, il excella de son temps es mathematiques et s’addonna fort aussy aux fortiffications où il rendit tres-renommé. Il se lia d’amitié avec l’architecte Simon Hayeneufve, lui aussi talentueux velléitaire, & devint son élève en matière de peinture. Mais c’est en 1534 que Denisot entra dans la partie, & l’on peut dire dans le mauvais camp, appuyant le jaloux Sagon dans sa querelle avec Marot. Mon appréciation de mauvais camp n’est que poétique ; en qualité d’athée je ne puis préjuger des positions respectives des catholiques, radicaux ou pas, & des luthériens, modérés ou pas. Cette querelle au Mans produisait beaucoup d’effet au sein de la population, très divisée ; d’ailleurs Sagon s’y trouvait quand fut publiée le Coup d’essay. Denisot écrivit une épigramme latine à la fin du Rabais du Caquet, censée flinguer Marot. Mais le Rabais est une réplique, comme dit plus haut, assez mauvaise, écrite dans la précipitation, en trois jours fut par grand colère faite au Mans, dont l’édition & l’impression furent également mal réalisées. Denisot fut cité directement dans le titre d’une réplique du camp Marot, constituée de cinq poèmes, Replicque par les amys de l’auctheur de la Remonstrance faicte à Sagon, contre celuy qui ce dict amy de l’imprimeur du Coup d’essay. Ensemble responce à Nicolas Denisot qui blasma Marot en vers enragez à la fin du Rabais, où les auteurs, piquants se moquaient du latin de cuisine de Denisot & de son patronyme.

Malgré les attaques réciproques sur le style & le talent littéraire des uns & des autres, cette polémique était avant tout une affaire religieuse qui se servit du terrain strictement littéraire comme révélateur. Mais sous des apparences parfois vulgaires, ou légères, cette discorde était le symptôme d’une crise assurément sévère & d’autant plus profonde qu’elle ne pouvait même pas être enrayée par le roi François Ier qui laissait sans rien dire la Sorbonne & le Parlement se radicaliser dans leur obsession des hérésies, alors qu’il faisait montre lui-même d’une certaine tolérance & qu’il avait déjà dévoilé par le passé, sous le pontificat de Clément VII, une ouverture vis-à-vis des réformés modérés. À propos de la Réforme, François Ier avait été cependant un ignare assez étonnant, du moins était-ce le cas en 1531, quand il envoya le député Gervais Wain en Allemagne : sous la plume de Luther, dans sa préface aux Articles de Smalkalde, nous lisons qu’il fut informé par Wain des lacunes de François Ier, dont la plus épatante était qu’il était persuadé que les pays ayant adopté la Réforme avaient abandonné l’usage du… mariage !

La bataille Marot-Sagon était inégale, de surcroît sur une balance paradoxale. Si Sagon pouvait attaquer Marot sur les thèmes & religieux & poétiques, ce qu’il fit sans parcimonie aucune, son adversaire quant à lui était privé du terrain de la religion dans ses libelles, en particulier en se positionnant en faveur de la Réforme, trop dangereux, mortel. Marot concentra ainsi toute sa force dans sa supériorité littéraire. Aussi, notre brave Nicolas Denisot, qui voulait d’abord affirmer & prouver sa force de frappe littéraire dans cette bagarre le dépassant spirituellement de très haut, prit beaucoup d’amertume de tous ces libelles moqueurs à l’endroit de sa plume & qu’on avait pu lire un peu partout dans le royaume. Une fois la controverse dissipée, s’il voulait persister dans la carrière des Lettres, ou dans les arts d’une manière générale, la seule solution était de changer de nom, un pseudonyme, qu’il trouva dans l’anagramme de ses prénom & nom : Conte d’Alsinois. Et c’est en qualité de calligraphe, activité qu’il exerça en 1539 pour le compte du prêtre Macé Ogier qui dressait alors une carte du Maine, avec Jacques Androuet du Cerceau à la gravure, que Denisot inaugura sa trouvaille de nom en signant son travail de son pseudonyme flambant neuf.

Après ce bien mauvais départ que fut pour lui la querelle dont je viens de parler, Denisot peu à peu s’en sortit assez bien, écrivit noëls & cantiques, fut le précepteur des sœurs Seymour, & à l’occasion de ce séjour en Angleterre, fut probablement agent secret pour la France. Il prit en charge l’édition du Tombeau de Marguerite de Valois Royne de Navarre , Faict premierement en disticques latins par les trois Soeurs princesses en Angleterre (Anne, Margaret & Jane Seymour) publié en latin en 1550 & en français un an plus tard, dont il signa l’épître dédicatoire. A la même époque, Denisot devint valet de chambre de Henri II, en qualité de poète. Il approcha la Pléiade, connaissant Peletier – dont je vais causer plus tard – il réalisa des portraits ; le dessin enseigné par Simon Hayeneufve ne l’avait jamais quitté…

Simon Hayeneufve était avant tout un architecte, fin connaisseur des arts antiques. Né à Château-Gontier en 1450, il rapporta de ses voyages en Italie toutes les nouveautés stylistiques du quattrocento & après avoir lâché sa cure de Saint-Paterne, il s’installa au Mans dès 1500 à l’abbaye Saint-Vincent, où il mourut le 11 juillet 1546 à un âge très rarement atteint à cette époque. Nous lui devons le buffet des grandes orgues de la cathédrale, quelques bâtisses mancelles, comme l’hôtel du Grabatoire. L’imprimeur & typographe Geofroy Tory, premier imprimeur royal, en fait l’éloge, deux fois, dans son célèbre Champ Fleury (de la supériorité de la lettre romaine sur la gothique) où il écrit : Il est tresexcellent en ordonnance d’Architecture antique, comme on peult veoir en mille & bon deseings et pourtraictz qu’il a faictz en la noble cité du Mans, & a maintz estrangiers. Il est digne duquel on face bonne memoire, tant pour son honeste vie, que pour sa noble science. Et pource, ne faignons de consecrer & dedier son nom à immortalité, en le disant estre un second Vitruve, sainct homme, & bon Chrestien. J’escrips cecy voluntiers pour les vertus & grands biens que j’ay ouy reciter de luy par plusieurs grand et moyens hommes de bien et vrays amateurs de toutes bonnes choses et honnestes. Et plus loin : Ledict maistre Simon est le plus grand & excellent ouvrier en architecture antique, que je sache vivant. Il est homme d’eglise et de bonne vie, amyable & serviable à tous en deseings, & pourtraictz au vray antique : lesquelz il faict si bons, que si Vitruve & Lyon Baptiste Albert vivoient, ilz luy doneroient la palme pas dessus ceulx de deça les monts. La Croix du Maine en fait également mention, & l’on doit dire que la réputation de Hayeneufve, en tant qu’innovateur & donc pour nous aujourd’hui en tant que figure de la Renaissance, n’est pas usurpée. L’écho était grand, son nom circulait : si Tory indique les vertus & grands biens que j’ay ouy reciter de luy, c’est bien que jamais il ne le rencontra. Jean Pelegrin, alias Viator, chanoine de Saint-Dié & de Toul, ancien secrétaire de Louis XI, l’évoque au début de son traité De Artificiali Perspectiva (1505), l’un des premiers livres imprimés en Lorraine (ce qui suit n’apparaît que sur la troisième édition, en 1521) ; il s’agit ni plus ni moins d’une dédicace :

O bons amis, trespassez et vivens,
Grans esperiz Zeusins, Apelliens,
Decorans France, Almaigne & Italie,
Geffelin, Paoul, & Martin de Pavye,
Berthelemi, Fouquet, Poyet, Copin,DeArtificialiPerspectiva
André Montaigne & d’Amyens Colin,
Le Pelusin, Hans Fris & Leonard,
Hugues, Lucas, Luc, Albert & Benard,
Jehan Jolis, Hans Grun, & Gabriel
Vuastele, Urbain & l’ange Micael,
Symon du Mans : dyamans, margarites,
Rubiz, saphirs, smaragdes, crisolites,
Amétistes, jacintes & topazes,
Calcedones, asperes & à faces,
Jaspes, berils, acates & cristaux,
Plus précieux vous tiens que tels joyaux,
Et tous autres nobles entendemens
Ordinateurs de spécieux figments.
 

La Croix du Maine, qui mentionne également Hayeneufve comme grand artiste de son temps, est de son vrai nom François Grudé, bibliographe de son état. Né au Mans en 1552, cet érudit bibliophile voulut réaliser un catalogue raisonné des volumes qu’il possédait, comme l’avait fait Gessner quelque temps auparavant, mais plus complet & moins élitiste. Malgré le manque de soutien, il réussit à éditer en 1584 le Premier volume du sieur de la Croix-du-Maine. Qui est un catalogue de toutes sortes d’Autheurs, qui ont escrit en François depuis cinq cents ans & plus, jusques à ce jourd’hui : avec un Discours des vies des plus illustres & renommez entre les trois mille qui sont compris en cet œuvre, ensemble un recit de leurs compositions, tant imprimées qu’autrement – seul livre de lui qui nous reste, recensant plus de deux mille auteurs – quelques mois avant La Bibliothèque d’Antoine du Verdier, Seigneur de Vauprivas, contenant le Catalogue de toux ceux qui ont escrit, ou traduit en François, & autres Dialectes de ce Royaume, ensemble leurs œuvres imprimees & non imprimees, l’argument de la matiere y traictee, quelque bon propos, sentence, doctrine, phrase, proverbe, comparaison, ou autre chose notable tiree d’aucunes d’icelles œuvres, le lieu, forme, nom & datte, où, comment, & de qui elles ont esté mises en lumiere. Aussi y sont contenus les livres dont les autheurs sont incertains. Avec un discours sur les bonnes lettres servant de Preface. Et à la fin un supplement de l’Epitome de la Bibliotheque de Gesner ; les deux ouvrages ayant été très souvent réunis dans les diverses rééditions, surtout depuis celle de Rigoley de Juvigny en 1772. Le livre de la Croix du Maine est une excellente compilation, permettant d’apprécier l’ampleur des ouvrages imprimés, ne serait-ce qu’en langue française, à peine cent cinquante ans après l’invention de Gutenberg.

La Renaissance, la culture humaniste & la critique esthético-politique à l’égard de l’esprit médiéval eurent beaucoup de représentants dans le Maine & le Perche. La Brigade, que plus tard on appellera La Pléiade, réunit une poignée de ces hommes dont la plupart provenaient de la région. Pierre de Ronsard, né en 1524 dans le Vendômois, bien inspiré par les sonnets de Marot, se fit tonsuré au Mans en 1543 pour y obtenir une cure, & où il rencontra Jacques Peletier. L’abbaye Saint-Vincent faisait bel écho à l’abbaye de la Couture ; il y avait émulation. Quand Guillaume du Bellay, oncle de Joachim, fut inhumé au Mans en 1543, il y eut beaucoup de rencontres autour de cet événement que les frères du Bellay voulurent retentissant. Passèrent dans la ville d’autres figures, peu avant, pendant ou peu après cette décennie 1540-50, Pierre Belon (de Cérans-Foulletourte) bien sûr, l’inimitable François Rabelais (de Seuilly, en Touraine).

Jacques Peletier, né au Mans, le 25 juillet 1517, avait pour passion les mathématiques & la poésie. Secrétaire de René du Bellay, l’évêque du Mans & grand cousin de Joachim, il eut très probablement l’influence & le désir utile de constituer avec Ronsard, Joachim du Bellay & quelques autres, une équipe, La Brigade, très favorable à l’enrichissement de la langue française par des extractions antiques, régionales, par la création de néologismes & la récupération de mots oubliés. Ils systématisèrent plusieurs formes poétiques, comme le sonnet qu’avait introduit Marot, ou l’alexandrin. L’ouvrage La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse, de Joachim du Bellay, publié en 1549, peut être considéré comme le manifeste de ce petit groupe, qui avait pour quartier général le Collège de Coqueret à Paris, constitué, en sus de ceux déjà cités, de Rémy Belleau (de Nogent-le-Rotrou), Jean-Antoine de Baïf (de Venise, fils de Lazare), Pontus de Tyard (de Bourgogne) & Étienne Jodelle (de Paris). Peletier mourut en 1582, & afin que La Pléiade conservât ses sept têtes, Jean Dorat (de Limoges), principal du Collège de Coqueret & ancien professeur de Joachim du Bellay & de Pierre de Ronsard, prit naturellement sa place. Autour d’eux gravitèrent d’autres artistes, Jacques Tahureau (du Mans), mais brièvement car il mourut à l’âge de vingt huit ans, Robert Garnier (de La Ferté-Bernard) &, bouclons la boucle… Nicolas Denisot.

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OBJURGATION À L’ENDROIT DE CEUX QUI, DANS LE TRIBUNAL DE LEUR SURVIE, SE FONT JUGES DES VIVANTS

Il m’a souvent été fait le reproche de l’acidité, du vinaigre cérébral ; ne manquez pas néanmoins d’observer le fait que cela regarde en grande partie les courtisans habituels de l’administration d’une époque – la nôtre, irrésistiblement négative sans le savoir – sans que cela s’adresse à eux-mêmes. J’ai bien constaté qu’ils étaient tous à la cour impériale comme des adolescents en discothèque, & bien que j’aie pu, jusqu’à la fin de ma jeunesse, fréquenter quelques spécimens bien racés de cette armée de marionnettes, je pense avoir assez payé les compliments de mon humilité, en constatant finalement tous ces mesquins profits gagnés par certains à lui rendre hommage. Ce constat global & général vaut pour tous les petites agitations locales.

Tout d’abord, avant de pousser le propos plus avant, je précise que je n’ai été bavard qu’à l’enfance, jusqu’à l’orée de mes quinze ans, après quoi j’ai commencé à maintenir les mots dans un état de concentration leur permettant de conserver toutes leurs saveurs ; aussi ai-je pris goût à l’art difficile de la distillation. On voulait bien souvent, devant mes longs silences manifestes, exiger de moi que je parlasse surtout de mes émotions pour éradiquer le doute, car d’aucuns les croyaient absentes, plutôt que dissimulées, & me pensaient atteint d’un mal étrange faisant bifurquer mes nerfs vers un cul-de-sac non localisé.

Aussi, ceux qui parlent pour ne rien dire, qui font beaucoup pour ne rien transformer, non seulement m’ont toujours rebuté mais ils ont pu aussi mesurer rapidement, avec le petit rhéostat de leur cervelle, mon indifférence à leur égard. Ils gesticulent, sans cesse fort occupés & la langue bien pendue, faisant des courants d’air, se précipitant de-ci de-là, mais qui pauvrement parviennent à se faire aimer, pas même apprécier, n’atteignant que rarement leurs buts, souvent médiocres, si tant est qu’ils en aient à chaque fois qu’ils bougent, préférant se faire voir que d’agir concrètement, volontiers entremetteurs entre plus mauvais qu’eux & courtisans ridicules des plus talentueux. Dans le domaine de l’Art, ce sont des techniciens laborieux qui n’obtiennent jamais que de l’ordinaire, à condition quand même d’un gros effort, & se croient inventifs & doués. Ils aiment organiser des événements pour faire parader leur présence, s’inventent de l’influence dès qu’un soupçon d’affluence se fait sentir à leurs petites manifestations, & ne tirent en fin de compte que les ficelles qui les agitent eux-mêmes. Ils pensent que toutes les activités se valent & vénèrent les vases communicants par l’idiote transversalité ou la subvention publique obtenue par d’autres bavardages, dont la ponctuation n’est que léchage de culs.

À ceux-là donc, je laisse le bonheur gris recouvrant les parois d’une vacuité bien installée, remarquable dans toutes les zones, capitale & province, dans tous les secteurs, de la politique aux arts, en passant par le sport. Localement, les beaux parleurs principaux, municipaux dirais-je, après avoir cerné tous les éléments de l’entreprise culturelle, feront en sorte que la carte jouée ne permette en rien à l’action secourue de se plaindre de cette connexion discutable ; le témoignage des uns confirmera la bonté des autres.

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HORS LA GALERIE

Stepk avait une conception du collectif qui s’apparentait davantage à la commune, c’est-à-dire à ce qui est d’abord pensé & organisé en commun, non pas pour la réalisation des œuvres qui demeure une affaire bien individuelle, mais pour la réalisation de leur existence sociale attachée à une unité de personnes & d’un lieu. Il n’avait pas encore beaucoup d’idées à ce sujet, mais le peu qu’il exprimait était assez limpide et annonçait, avec sa vérité, les compromis qu’il ne pouvait pas ou plus faire. Après l’échec, jugé stupide par lui, de L’Armoire à gaze, il regrettait amèrement cette espèce de retrait(e) qu’il avait dû opérer en récupérant un espace pour continuer à travailler, seul. Durant toute cette période si difficile, quand il venait chez moi, ce n’était pas Stepk que j’accueillais, c’était bel & bien Stéphane. Il vivait durement, dans l’isolement de l’atelier, le manque d’émulation implicite dont il avait pu profiter à certains moments décisifs dans son évolution créatrice. Il n’arrivait plus à peindre, du moins à peindre comme son intuition le lui indiquait, il cherchait une solution dans la représentation de l’électricité qui anime nos viandes, & peu à peu il (com)prenait véritablement la couleur comme l’étendue d’un spectre. « C’est quand même dingue ce mot-là, spectre, pour l’étendue de la couleur », me disait-il. Nous avions ce jour-là jouer sur quelques mots, & de l’électricité nerveuse nous étions arrivés à la spectricité. Il cherchait sans cesse l’émulation, je le voyais attraper au vol dans la conversation, pour s’en servir plus tard dans la matière, tout ce qui pouvait être d’édification pour lui quand il discutait avec moi. C’était réciproque.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, de sombres & vulgaires bavards ont beaucoup bavé sur le mal-être & les douleurs profondes que provoque parfois, ou en permanence, la conscience d’être-au-monde. Ils n’en disent rien. On peut dire qu’ils en causent, mais ils n’en parlent pas. Sans compter, parmi eux, l’énorme majorité qui part dans des comparaisons idiotes avec leur propres difficultés ou avec des généralités, abondantes, à propos des pressions qu’exerce sur les individus l’organisation de la société, tous les soucis de stress, le stress des soucis, de remplissage difficile de caddie, les terreurs du salariat, les angoisses de la maladie, les amours déchirées, les confiances mises en lambeaux.

Un jour, Stephane m’a emprunté les Nouveaux écrits de Rodez ; il cherchait chez Artaud une piste, une liaison, une correspondance. Je ne pense pas qu’il l’ait trouvée – je l’avais prévenu de ce risque -, non pas à cause de son départ définitif par une tangente qui nous accrochera tous un jour, mais plutôt parce que cela aurait nécessité un support qui, à cet instant, lui paraissait improbable d’utilisation, dans un mouvement inverse à celui effectué par Artaud à la fin de sa vie. Stéphane aimait beaucoup les mots, en tant que lecteur, mais leur usage lui paraissait inaccessible pour certaines représentations, d’autant plus qu’il reconnaissait volontiers ne pas savoir les manipuler dans ce but. Le problème était avant tout une affaire d’action qui concernait pour lui tous les artistes. Il était assez embarrassé par cette boucle qui se crée quand le tableau arrive aux yeux du public : un spectateur regarde l’œuvre d’un autre spectateur. Peintre, simple spectateur ? Il cherchait dans la matière le possible agent politique pour faire de l’artiste un acteur social, celui qui idéalement pourrait réfuter les intentions, les actions, les projets des professionnels du genre, de ceux qui s’essayent à l’administration du réel, qui nous donnent un tableau du monde franchement mal construit, qui ne gèrent finalement que le désastre de leurs entreprises. Nous avions le projet de faire commune mesure, lui avec l’aventure picturale, moi avec celle des mots.

Il en a décidé autrement.

Aussi il m’a paru indispensable de ne pas me débarrasser des notes que j’avais rédigées dans la perspective de cette commune perspective, & particulièrement, à mes yeux les plus importantes, de celles qui ont trait à la localité, au sens pictural, politique, urbain. Car si la place de l’artiste au sein de la société est un sujet qui intéressait beaucoup Stéphane, & de plus en plus, il avait commencé à vouloir moduler les différentes dimensions de l’expression, prise au pied de la lettre. En premier lieu, il regrettait que l’expressionnisme soit encore & toujours prisonnier d’une définition liée à l’origine de ce mouvement, une définition datée & obsolète, qui attache systématiquement l’œuvre à une angoisse. La projection d’une angoisse, prisme déformant la réalité, n’est plus la seule caractéristique de l’œuvre expressionniste, parfois n’en est même pas l’un des ingrédients. Il voulait plutôt qu’on y voie d’abord un regard sur les choses, même s’agissant d’un regard au pire angoissé, au mieux désabusé, mais pas seulement un regard qu’on regarde. Car si du regard intériorisé, transformé puis projeté en œuvre d’art, on se contente d’en faire un spectacle de galerie ou d’exposition, il manque l’essentiel. Non pas qu’il faille systématiquement faire de l’Art un discours, mais encore faudrait-il se défaire de ce que l’œuvre picturale est devenue depuis un peu plus d’un demi-siècle sous l’influence de la généralisation des images, c’est-à-dire une image parmi tant d’autres, qui ne dirait rien d’autre que sa propre représentation. Ce qui compte en l’occurrence c’est le sens du mouvement de l’expression, certes toujours de l’intérieur vers l’extérieur, la projection & la séparation, mais effectué après une série variable de circulations concentriques de l’extérieur vers l’intérieur. C’est la raison pour laquelle, commençant à concevoir la forme ultime de l’Art à l’intérieur de la Vie telle qu’on la veut exprimer, librement, c’est-à-dire faire absolument de sa vie une œuvre d’art, Stéphane s’interrogeait davantage sur les lieux, les instants du surgissement imprévu & imprévisible de l’Art, hors l’atelier, hors l’exposition &, bien sûr, hors la galerie, bref sur le mode subtil de la localité. Au cas où cela vous traverserait l’esprit, oubliez immédiatement l’idée ridicule d’art de la rue, il ne s’agit évidemment pas de cela.

Son admiration envers les artistes de la Renaissance trouve naturellement sa source dans l’idée qu’en cette période les artistes furent les premiers agents d’une modification profonde de la société, réfutant l’obscurantisme médiéval & reproduisant les approches antiques avec de nouveaux moyens techniques au service d’une esthétique révolutionnaire. Il serait bien ridicule d’affirmer ici que Dürer, Michel Ange ou Raphaël pouvaient envisager de faire de la vie une œuvre d’art, puisque cette idée n’est disponible historiquement que depuis la révolution industrielle, mais il est évident que leur volonté d’artistes ou d’humanistes obtenait des résultats politiques, avec ou sans la matière Sacrée.

C’est cette vision qui, chaque jour davantage, lui faisait imaginer, devant le manque de volonté ou plutôt l’aveu d’impuissance des politiques, que l’art est encore le meilleur moyen, en n’oubliant pas qu’il ne peut pas être le but, même d’un homme seul, pour changer la Vie, avant que devenir la Vie elle-même. La récupérer, plus exactement. Et s’il existe forcément une angoisse, c’est bien celle qui naît du désir d’une telle entreprise, car une fois qu’on a ressenti ce désir, il ne peut plus nous quitter &, par définition paradoxale, il ne connaît pas le subterfuge de la sublimation, qui est le propre de l’Art.

 

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