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DÉTOURNEMENTS – D’un siècle l’autre –

25 septembre 2014

 

 

« Il y avait aussi, dans les matins calmes, tous les oiseaux de l’aube, et la fraîcheur parfaite de l’air, et cette nuance éclatante de vert tendre qui venait sur les arbres, à la lumière frisante du soleil levant, face à eux. »

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Isou avait tenté le tout du son, comme Tzara avait tout tenté pour ne rien faire, Breton ayant quant à lui rêvé en vain qu’il n’était pas ce bourgeois qui s’ennuyait la nuit.

L’Art Nouveau fut une agonie, fort belle ; des végétaux enlacés qui, depuis des escaliers bruxellois jusqu’aux affiches viennoises, formaient la couronne mortuaire du XIXe siècle. Nos aïeux entrèrent dans le XXe siècle en même temps qu’une violence inédite s’empara des territoires, & quand tout fut fini une génération avait trépassé dans la boue des tranchées. Ceux qui avaient échappé au massacre, ceux qui l’avaient fui ou évité, ne pouvaient rien faire d’autre qu’inventer une folie tout à fait opposée, & c’est en se tenant au-dessus de la mêlée, pour reprendre l’expression de Rolland, avec la tristesse lucide qui accompagne toujours la nostalgie du siècle dont on vient, que l’on pouvait voir l’expérience & la perspective de la justice s’éloigner dans la tempête, pour ne jamais revenir à portée des intentions individuelles ou collectives.

Dadaïsme & surréalisme avaient des certitudes malheureuses, le fait même qu’ils ne renièrent en rien le « -isme » attaché à leurs agitations en est une preuve formelle.

Cravan-poster

Il y avait certes l’esquisse de vouloir détruire l’idée bourgeoise du bonheur, idée qui ne cessera d’être alimentée par l’évolution du confort matériel, sans cesse grandissant au cours de ce siècle. Car les accumulations de biens & d’objets, d’images & de temps soi-disant libre, contribuaient à la disparition des passions sur lesquelles on bavassait davantage, plutôt que qu’en faire l’expérience directe, plutôt que les vivre. Les corps, au-delà du fait qu’ils étaient depuis longtemps la matière première de la force de travail, devenaient peu à peu les auxiliaires utiles des objets, de la technique.

Mais cette esquisse n’arrivait pas à se dépasser, puisque de ceux qui la formulèrent radicalement beaucoup devinrent assez vite les agents du stalinisme ou les thuriféraires de la très molle alliance frontiste, avec son slogan électoral « Pain, Paix, Liberté ». Jean Renoir osa même le titre stupide « La vie est à nous » pour un film de propagande financé par le PCF.

Après la seconde guerre mondiale, horreur bien mieux organisée que la première, furent annoncés le dépassement de l’art, la séparation achevée & le règne du Spectacle.

Précis de décomposition.

Mathieu giclait sur des toiles géantes.

Zarathoustra

Debord, après avoir filmé le noir & le silence, saisi de secousses théorico-pratiques, reprit certains rôles abandonnés par l’Histoire & oubliés par le théâtre – y compris Gatti – : Machiavel, Retz, Zarathoustra.

Il n’y avait pas de planches, pas de scène, il y avait la vie, la rue.

Le désordre maquillé par l’organisation du pouvoir avait acquis un rythme de production irréversible, que d’aucuns appelèrent les trente glorieuses, tandis que toujours se portait le fardeau insupportable & noir comme la fin du monde, ce grand génocide produit industriellement, tandis que les colonies voulaient se débarrasser de leurs maîtres, que la télévision & le rock & roll s’installaient à la maison. La circulation & la production doucement aménageaient un confort, les mœurs peu à peu s’identifiaient à des modes de consommation, toute apparition incongrue du vide semblait facile à combler. L’événement prenait le pas sur la situation, un décor avait paru. Toute action propre, individuelle devenait secondaire, tellement il y avait à faire à l’extérieur de soi, mais les artifices nouveaux étaient déjà présentés comme nécessairement dépassables, car le progrès empêchait le repos de l’être. Peut-être était-ce déjà trop rapide, inquiétant, lassant. Quant la France s’ennuie écrivit d’ailleurs, en mars 1968, Viansson-Ponté, dans Le Monde. « Heureusement, la télévision est là pour détourner l’attention vers les vrais problèmes : l’état du compte en banque de Killy, l’encombrement des autoroutes, le tiercé, qui continue d’avoir le dimanche soir priorité sur toutes les antennes de France. »

On connaît la petite suite, avec ce mois de mai où trop nombreux furent ceux qui balancèrent si longtemps, au lieu d’agir, entre joie & peur. Puis la rue fut abandonnée, on plia bagage, car les indications stratégiques, pourtant claires & bien écrites, au soir du 16 mai, ne furent pas comprises dans leurs moyens radicaux & dans leur but d’abolitions. Le maintien de l’ordre, choisi par De Gaulle & les staliniens, termina d’assoupir les petites volontés hésitantes qui n’avaient pas compris l’énorme bluff de Grenelle & se résignaient au jeu de l’urne. Ce qui restait de tangiblement dangereux pour le pouvoir fut balayé comme confettis & serpentins le lendemain d’une fête prolongée. Les penseurs se retirèrent. Et les années passèrent.

debord

Le prix du pétrole augmenta. L’avortement fut légalisé, la peine de mort abolie. Je lisais Faulkner. Le mur de Berlin fut détruit. Je lisais Pavese. Je me pris à boire, considérablement. Je me lançai dans des aventures clandestines, le temps n’était plus perdu, mais il en fallait beaucoup, de temps, pour l’empêcher de fuir. Ne pas travailler.

Le désespoir peu à peu arrivait à se vendre, & c’est aujourd’hui un joli emballage en tête de gondole, qui s’accorde bien avec la soumission durable, posture apprise par le consommateur endetté, par le salarié pleurant la fermeture de son usine, par le votard entêté.

Quant à moi, je me repose, souvent, car je fais l’effort d’exister.

La misère se révèle partout : dès qu’un môme ouvre la bouche pour tenter de parler, nous regardant hagard, ayant enfin quitté des yeux l’écran de son téléphone portable ; dès que des pauvres en arrivent à haïr plus pauvres qu’eux sous prétexte que l’Etat les aide davantage ; dès que des quantités d’abrutis, salariés, en veulent à ces chômeurs, assistés, les montrant du doigt comme s’ils avaient la belle vie.

Mais quoi ? Quittez donc votre boulot à la con & restez sans emploi pour savourer la vie, si c’est si confortable ! Vous feriez le bon choix, vraiment, mais sans savoir pourquoi. Votre misère n’est pas matérielle, beaucoup d’entre vous possédez de l’inutile, en grande quantité. Votre misère n’est rien d’autre que l’abandon volontaire d’une richesse totale qu’est la Vie. Votre misère parle d’elle-même, dans votre incapacité d’invention, vous avez délibérément, un jour ou l’autre, laissé de côté tous les possibles de la liberté, au profit de la servitude volontaire. Vous crachez aujourd’hui sur ces élites, ces maîtres, que vous dites traîtres, profiteurs, pourris, & pourtant tous les matins vous allez pointer chez eux, souvent avec cette boule au ventre, avec cette nausée & cette lassitude morbide. Et toute cette détresse, ce stress, cette colère, cette peine, vous en trouvez toujours la cause chez l’autre, votre prochain devient l’ennemi, il y a dans vos petites têtes gavées d’images & désertées par l’esprit critique, une explication simple, universelle, qui reporte votre totale responsabilité fatalement sur ceux que vous ne connaissez pas & qui, vus de l’extérieur, semblent mieux s’en sortir que vous. Ceux qui viennent de loin pour tenter de construire ici un bout de destin, les étrangers. Ceux qui savent ce que vous ignorez, qui utilisent des mots inconnus de vous, qui font visiblement comme bon leur semble, qui expriment leur liberté, les artistes, les aventuriers, les oisifs heureux. Vous cherchez & vous trouvez le bouc émissaire grâce à ceux qui le désignent pour vous, ceux qui vous veulent dans leur troupeau pour les aider à conquérir quelque pouvoir. Votre misère est une solide jalousie alimentée par une ignorance crasse & de stupides chimères. Vous enviez ce que l’autre possède ou que vous croyez qu’il possède. Vous détestez ce que sait l’autre, & que vous ignorez, car finalement c’est votre ignorance que vous détestez. Vous vous sentez écrasés par des tonnes d’injonctions, d’ordres, de règlements, & vous avez raison. Seulement, vous ne savez plus comment vous en échapper ; surtout vous avez peur de vous soustraire à cette aliénation pour laquelle, il y a longtemps, vous avez signé des deux mains en déléguant une partie, voire la totalité, de votre vie à d’autres qui, ayant besoin de votre force & de votre temps, ont capté en vous votre sérieuse tendance à ne pas savoir choisir. Vous vous sentez exclus, mais vous ne savez pas vraiment de quoi, alors que c’est simplement de vous-même, de ce cœur qui bat en vous pour une durée limitée. Cette échéance, inconnue, mais tellement réelle, devrait vous procurer le désir de dessiner sur les nuages, de réaliser le théâtre d’un destin bien à vous, avant que l’heure dernière sonne. Mais non, je vous vois encore, pensant à demain comme la réplique d’aujourd’hui, & l’échéance qui habite votre tête est celle de votre crédit, de votre salaire, de la sortie du prochain téléphone portable, révolutionnaire.

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