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L’Histoire est un objet littéraire

10 novembre 2016

Depuis quelques années, aux équinoxes je réunis tout ce que j’ai pu saisir dans l’esprit de mon temps, de la simple bribe de conversation captée à la boulangerie ou chez le buraliste à l’excellent paragraphe d’un livre, en passant par une fumisterie médiatique reprise, voire générée, par un éditorialiste prétentieux, écrivain raté, qui a vite fait d’oublier qu’il n’est qu’un simple salarié. Puis, cet automne, passée l’éclipse de Lune et finissant de nettoyer quelques dossiers, je me suis aperçu que j’avais oublié des textes qui avaient deux ans, et dont certains étaient issus de commentaires que j’avais faits ici et là. Et ici, précisément, cela concernait un texte signé Lilou, paru le 05 octobre 2013 dans Reflets du Temps, intitulé « Est-ce à la littérature d’écrire l’histoire ? », sur lequel j’avais émis quelques courtes remarques puisqu’il me semble que, par définition, et j’en ai brièvement parlé la semaine dernière à propos de Faulkner, l’Histoire est de la littérature, elle n’existe que comme pur produit de la langue, et surtout de l’écriture : avant l’invention de cette dernière, on parle de préhistoire. De ce fait acquis, l’Histoire n’est pas l’ensemble de mouvements, de guerres, de découvertes, ni le destin de peuples, c’est le récit de tout cela. Le récit.

« – Oh ! mes livres !… On ne dit rien dans un livre de ce qu’on voudrait dire. S’exprimer, c’est impossible !… Eh ! oui, je sais parler avec ma plume, tout comme un autre. Mais parler, écrire, quelle pitié ! C’est une misère, quand on y songe, que ces petits signes dont sont formés les syllabes, les mots, les phrases. Que devient l’idée, la belle idée, sous ces méchants hiéroglyphes à la fois communs et bizarres ? Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture ? Une suite de faux sens, de contresens et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions, peut-être. Il n’y en a pas de fidèles. Qu’est-ce que ça me fait qu’ils admirent mes livres, puisque c’est ce qu’ils ont mis dedans qu’ils admirent ? Chaque lecteur substitue ses visions aux nôtres. Nous lui fournissons de quoi frotter son imagination. Il est horrible de donner matière à de pareils exercices. C’est une profession infâme » (Anatole France, « Le Lys rouge », 1894).

On a noirci des pages entières, de toutes choses attrapées au vol, de mots fins, de sentences remarquables ou simplement sonores, durant tous ces longs jours de solitude et de silence, pendant les rêveries au cœur de la foule, au cours de longues heures de vol passées rivé au zinc sur un tabouret haut perché, embrumé de brune bleue, le regard en dérive dans les bulles d’or du demi, les oreilles buvant des musiques toniques, la bouche à vociférer au visage d’un public à peu près scandalisé ce que précisément il fallait écrire. Et tout ça pour ça ? Nous sommes d’accord que ne suffit pas ce grossier trait du baroudeur à l’encre éthylique. Certes nous y trouverons quelques ressources narratives, ce qui pourrait suffire à l’amusement de la galerie, mais nous serons loin encore d’avoir saisi l’être nu, sans l’uniforme du matérialisme et sans le déni historique de l’idéalisme bon ton qui circule depuis plus de deux cents ans comme un vent vif qui voudrait avoir gardé du frais dans ses embruns âgés.

Quant aux lectures, elles permettent de retrouver la respiration de l’Histoire, à condition bien sûr de lire des livres de tous les temps. Qui lirait exclusivement des ouvrages de son temps, y compris ceux signés par des historiens, ne pourrait ni savoir où il vit ni comprendre les conditions présentes de son existence, même disposant d’un large réseau social et faisant des voyages.

Où l’idée est-elle précipitée, dans un coin d’ombre, cachot lexical, pour que son usage écrit soit si flou, l’encre diluée dans les veines des phrases censées les accueillir ?

– Comment écrivez-vous ?

– Tout appréciant la contradiction, m’y lovant avec le confort du plaisir de nuire, j’écris avec les angles aigus ; les forces en présence sont proportionnelles et équilibrées – ainsi de la facilité pour écrire l’analyse, de la difficulté pour écrire l’intuition. L’idée, comme le fait dire Anatole France au personnage Paul Vence, est déjà filtrée par le simple phénomène de son énonciation ou de son écriture. A cela s’ajoute le récepteur de cette énonciation qui à son tour va filtrer le message avec ses propres démodulations. Le décalage varie d’abord selon la fonction du texte. Si la portée de ce décalage est modérée avec les éléments narratifs, ceux du roman ou du récit par exemple, elle peut par contre prendre des proportions considérables avec les éléments informatifs, ceux de l’essai par exemple, ou formels, ceux de la poésie. Et l’intuition ? Aussitôt lancée dans un texte, l’intuition subit des interprétations parfois déroutantes, déviée par des lectures prismatiques, à tel point qu’elle peut se retrouver renversée, lue comme contraire à ce qu’elle énonce. Nous connaissons et vérifions tous l’accélération générale de la transmission de l’information, de la vitesse des transports, sur tous les terrains et dans tous les airs, et malgré ces vitesses qui s’approchent de l’impensable, l’intuition, elle, demeure toujours au-delà de cet impensable, et c’est bien pour nous. Nous reposons dans le nœud des choses, des êtres. Tout étant là parce que je suis là, j’envoie les qualia faire du music-hall, et j’achoppe sur l’évidence de l’intuition qui, si l’on se débarrasse de la notion de vitesse, est aussi spontanée que l’avenir. Il n’existe aucune condition préalable à ce type d’apparition, mais il existe des portes et de fines lames, de belles plumes, des figures douces et sensibles, solidement véritables, des figures de caractère. C’est l’effet d’une masse de temps isolée. Il n’y a rien dans l’intuition qui soit du phénomène.

L’interprétation d’un texte se veut élucidation de son sens, en particulier quand celui-ci n’est pas directement accessible, ce qui représente la plupart des cas concrets de critique dialectique où le jeu rhétorique instaure des figures ironiques, voyez les nombreux styles en la matière, des figures métaphoriques et allégoriques, des antiphrases, des détournements, le tout parfois circulant du début à la fin pour constituer une parabole, un système représentatif, une morale – voyez au contraire une fable passée au filtre de l’interprétation qui demeure néanmoins l’énoncé de faits de l’esprit éprouvés. Les écueils de l’herméneutique sont nombreux. Le contresens par exemple peut être un défaut de lecture, une erreur, un manque, mais il est aussi, dans bien des cas, un manquement, une mauvaise foi, une manipulation, surtout si cette lecture est une réponse, critique de la critique, une tentative de réfutation formulée comme telle. Ces mélectures étant livrées par wagons entiers, il est devenu inutile – et impossible – de les considérer toutes, je veux dire une à une, mais il devient plus facile, pour éclaircir, de les prendre toutes comme un ensemble cohérent, comme l’effet acquis d’un système social, avec toute la force d’inertie à considérer s’il fallait que cet effet soit soudainement arrêté.

Socialement, quelles choses typiques aussi que ces interprétations qui voudraient s’approprier le texte qu’elles examinent – c’est un trait assez petit bourgeois finalement –, plutôt en réduisant la sauce qu’en l’allongeant, avec cette façon de dire que de toutes les façons, ce que veut dire l’auteur du texte, ON le sait bien mieux que lui, souvent d’ailleurs parce qu’ON a, dans son joli curriculum vitae, les titres qui vont bien, expert, spécialiste, maître, docteur, agrégé, certifié et le cul sur la commode, avec tous les tiroirs de toutes les spécialités et de l’encadrement organisé. Le glissement est flagrant ; de l’interprétation ON tente de passer à l’explication, et cela finit en glissade, car cette interprétation qui voudrait s’approprier le texte, le dévorer et le digérer, s’étouffe, c’est la fausse route, et transforme sa régurgitation en questions cumulées, si bien qu’il est avoué indirectement, dans la confusion et la bouillie, qu’ON ne sait pas de quoi le texte parle. Aussi, ce n’est pas une réponse au texte qui est établie, ce sont des enfilades de questions rhapsodiques. Qu’est-ce qui fait qu’un texte n’est pas lu conformément aux intentions premières de son auteur ? Dans « Précisions sur All The King’s Men »(1), Debord le formule ainsi : « Il paraît préférable de se limiter, pour rester au cœur du problème débattu ici – langage et communication – à l’interrogation la plus générale : pourquoi ne sait-on pas lire notre texte ? Il me semble que cette impuissance provient de la tendance à traiter par la spécialisation un texte qui précisément la rejette ». C’est ainsi que dans le retour sur le texte, le lecteur questionne des intentions que l’auteur n’a jamais prétendu avoir ou porter. Quel que soit le degré lexical et syntaxique du lecteur (de l’auditeur), la rencontre avec des phrases à grande structure interne montées sur de nombreuses conjonctions et coordonnées devient facilement un brouillage. Ecrire baroque aujourd’hui permet de dire à-peu-près tout sans faire l’entendre. Mais sans aller jusqu’à ses joyeuses extrémités, un sujet, un verbe et un nombre réduit de compléments laisse beaucoup d’ânes perplexes, et si ceux-ci se prennent à faire un commentaire, nous faisons un beau voyage. La généralisation de l’expertise et de la spécialisation a produit de très compétents ingénieurs, des experts pointus, et pourtant beaucoup d’entre eux sont des idiots finis. Le spécialiste spécifique qu’on appelle l’homme politique n’échappe pas à la règle, et ceux d’entre eux qui sortent du lot usent de leur intelligence et faculté d’adaptation pour entreprendre la chose publique davantage en moyen qu’en fin. Bref, la relation du texte à son commentaire procède de la disjonction, d’autant plus si le lecteur l’attaque sous l’angle de sa propre spécialisation : l’auteur écrit « je pense », le lecteur comprend « je crois » et demande à l’auteur pourquoi il a écrit « je crois ». Parfois il ne lui demande rien mais va répandre à droite et à gauche que l’auteur a écrit « je crois », va même le répéter dans un autre texte où d’autres suiveurs liront « je comprends », mais contre lequel de prudents méthodistes répliqueront qu’il y avait très certainement l’énoncé « je pense » pour origine de cette circulation. Sur ce point, dans ce qu’il reste des universités où l’ont peut encore trouver des facultés de sciences dites humaines, cette circulation grotesque de mélectures volontaires est un exercice d’amphithéâtre et d’éditions étiquetées, l’exercice favori de fonctionnaires qui s’ennuient, occupation également vérifiable mais plus discrète auprès des écoles d’art, des spectacles subventionnés par décret, des galeries d’art. ON se pompe jusqu’à la dernière goutte sur l’ontologie du quiproquo.

Venue dans ce juillet lointain – l’été était lumineux et pluvieux –, l’intuition avait pris chair, comme en témoignent certains religieux dans leur extase monastique, parmi lesquels depuis fort longtemps il y a de nombreux écrivains, consacrés dans la pensée et assis sur une croyance radicale.

En écrivant, j’exécute une fixation ; l’interprétation ne se fait toujours que sur le déjà-là, et succombe évidemment à la distance diachronique, nous sommes faits de notre temps, c’est-à-dire du monde en tant que langage, de l’Histoire qui n’a pas de réalité « matérielle » en dehors du langage : si l’on fait exception des 120 dernières années qui ont vu naître le cinéma, la captation sonore, la cybernétique généralisée, ce qui précède en terme de matériel historique ce sont essentiellement des données linguistiques, accompagnées, dans une bien moindre mesure, de données iconographiques. Il est fréquent que dans les mots déliés vers tous les possibles que produit l’intuition, le lecteur dont l’ensemble des représentations est constitué d’images de captation marchande y voit le reflet d’une espèce de sectarisme. C’est parce que la radicalité, dans le sens strict où nous le prenons à l’instant, à savoir à la fois la lumière des profondeurs et la clarté limpide de l’immédiat, non seulement installe l’individu (l’indivisible) et dément par sa seule réalité illocutoire les ordonnances aliénantes de représentations policées. On a ainsi pu faire dire à Hegel qu’il envisageait la fin de l’Histoire.

C’est le même, pourtant, qui écrivait à F. Creuzer le 30 octobre 1819 : « Je vais avoir cinquante ans, j’ai vécu trente ans dans une époque éternellement agitée, pleine de crainte et d’espoir et j’espérais qu’on pût un jour être quitte de la crainte et de l’espoir : je suis forcé d’admettre que tout continue… »

(1) « Précisions sur All The King’s Men » fut rédigé en vue d’une publication dans la revue Tamesis, éditée par l’Union des étudiants de l’université de Reading. C’était une réponse aux professeurs Bolton et Lucas qui avaient commenté l’article « All The King’s Men » traduit dans cette même revue en mars 1964 par David W. Arnott, spécialiste des langues ouest-africaines ; réponse finalement jamais publiée. Quant au texte All the king’s men , il fut publié initialement dans le n°8 (janvier 1963) de l’Internationale Situationniste.

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L’Histoire est un objet littéraire (bis)

 

Partition épistémologique

L’Histoire est un objet littéraire. Le prédicat de cette proposition mérite d’être exploré plus avant, puisqu’il comporte un vocable à la fois très précis et polysémique, accompagné d’un qualificatif qui, autant qu’il précise davantage le vocable, le réduit à une unité formelle. Ici le mot « objet » est entendu dans son sens premier : comme ce qui est pensé ou représenté, en prenant soin de le différencier de l’acte par lequel il est représenté ou pensé. Il s’oppose donc au « sujet », opposition importante à souligner, puisque certains commentaires sur mon texte « L’Histoire est un objet littéraire », ont directement placé le prédicat en lieu et place du sujet. Quant à l’adjectif « littéraire », il n’est pas à prendre comme ce qui ressortit à la littérature mais comme ce qui est le véhicule d’une expression écrite.

Pour le dire donc autrement, l’Histoire est une représentation qui a pour véhicule l’expression écrite. Ainsi formulée, il devient plus évident que l’Histoire n’est nullement un ensemble de faits ou d’événements, mais l’ensemble des représentations liées à ces faits ou événements, fixées par l’expression écrite. Cela implique de prime abord l’idée de distance : dans ses notes sur Baudelaire, Walter Benjamin affirme « Écrire l’histoire veut dire citer l’histoire » (1), et Ivan Jablonka, dans son manifeste pour les sciences sociales : « L’idée selon laquelle les faits parleraient d’eux-mêmes relève de la pensée magique » (2). Hegel, quant à lui, accorde, en allemand, au mot Histoire (Geschichte), dans sa démarche idéaliste, un double sens : « Le mot Geschichte réunit dans notre langue l’aspect objectif et l’aspect subjectif : il signifie aussi bien le récit des événements que les événements eux-mêmes ; il ne s’applique pas moins à ce qui est arrivé (Geschehen) qu’au récit de ce qui est arrivé (Geschichiserzählung) » (3).

Ce qui m’apparaissait primordial était donc de souligner la double distance focale qui surgit dès lors que l’historien livre son travail : attendu que l’historien ne peut ni se dégager de sa propre époque, ni de sa subjectivité, à l’égal de celui qui le lit, attendu que sans cesse des éléments nouveaux viennent compléter les sources dont se servent les historiens (archéologie, paléographie, philologie, &c…) et attendu que depuis la révolution industrielle et la domination capitaliste, la mesure du temps s’est écartée des cycles naturels et événementiels pour devenir celle de la production, de la circulation et de la division du travail, il est rigoureusement impossible de faire de l’Histoire un simple ensemble chronologique et diachronique, mais plutôt de la considérer comme l’épreuve mouvante que subit n’importe quel autre objet littéraire où l’individualité de celui qui a écrit résonne comme une forme de résistance aux tentatives d’objectivation typiques de son temps, laquelle résonance se transforme en écho chez le lecteur qui implique à son tour sa distanciation critique. Cette résistance est au sens strict une prise de position, une disposition éclairée de la subjectivité, puisque l’Histoire « s’exerce toujours en milieu hostile, contre un ennemi qui s’appelle erreur, tromperie, déni, mensonge, secret, oubli, indifférence » écrit encore Ivan Jablonka, confirmant ainsi ce qu’il annonce dès le début de son ouvrage : « Concilier sciences sociales et création littéraire, c’est tenter d’écrire de manière plus libre, plus juste, plus originale, plus réflexive, non pour relâcher la scientificité de la recherche, mais au contraire pour la renforcer », ce avec quoi je ne peux être que d’accord et qui me permet de réfuter l’affirmation d’un commentaire sur mon texte précédent où il est écrit : « Qui dit récit, pour autant, ne dit ni roman, ni produit littéraire. Vous auriez pu dire, par contre que c’est un produit « écrit », d’où le topo sur la Préhistoire, période qui n’écrit pas, etc… ». Mais c’est aussi par ses trouvailles stylistiques et les insertions fictionnelles que l’historien prend la mesure de l’époque et des faits qu’il étudie en les déposant comme pièces à conviction dans le temps synchronique, quitte à utiliser la figure de l’anachronisme, car faire montre de subjectivité et d’invention littéraire dans le travail historique n’est pas incompatible avec l’énonciation de la réalité des faits, bien au contraire, et permet, en retour, au lecteur de procéder à ses propres réflexions, vérifications, rectifications. A cet égard, l’historiographie se doit de prendre en compte comment l’écriture de l’Histoire est proprement modulée par l’espace laissé au champ de captation critique du lecteur (École de Constance) et par différentes forces idéologiques et philosophiques… et même étatiques, celles qui polarisent ou tentent de polariser une dimension qu’elles veulent encore lier à une sorte d’écoulement temporel ou, au contraire, à l’endurcissement de mythes soi-disant fondateurs, passés ou présents, le tout relégué et organisé par un système médiatique qui cultive l’irrationnel sans parcimonie aucune.

En tant qu’objet littéraire, l’Histoire rappelle à ses lecteurs leur présence en qualité d’individus, et cela permet de les replacer dans l’origine même de ce qui s’est réellement passé et de ce qui se passe réellement, c’est-à-dire de les sortir d’une idée rigide dans laquelle ils ont été longtemps enfermés, expulsés de l’Histoire qui est pourtant « l’ensemble fonctionnel des sujets individuels réels » (4). Le phénomène du révisionnisme n’est certes pas nouveau – je ne pense pas ici aux délires négationnistes concernant la Shoah –, il est souvent attaché au principe de justification, tout à la fois dans les régimes ouvertement autoritaires (les photos truquées par le régime stalinien) et les régimes dits démocratiques où les événements sont davantage fabriqués que dissimulés, présentés dans des systèmes d’emballage spécialement conçus pour l’avancée de la domination marchande et technique. Ce qui fonde le temps historique, fondamentalement, c’est que depuis longtemps, le Pouvoir a réussi à dérober à peu près tout ce qui concerne le récit simple du passage du temps, pour placer, dans un temps faussement irréversible, le récit des dynasties qui se succèdent, des combats qu’elles mènent, des victoires qu’elles remportent, bref le récit des maîtres que rappelle la phrase de Matthias Corvin mise en exergue du présent texte, rapportée par Baltasar Gracián (5) et dont aujourd’hui le modi loquendi a pris le nom de spectacle, les bons Écrivains en moins.

« La naissance du pouvoir politique, qui paraît être en relation avec les dernières grandes révolutions de la technique, comme la fonte du fer, au seuil d’une période qui ne connaîtra plus de bouleversements en profondeur jusqu’à l’apparition de l’industrie, est aussi le moment qui commence à dissoudre les liens de la consanguinité. Dès lors la succession des générations sort de la sphère du pur cyclique naturel pour devenir événement orienté, succession de pouvoirs. Le temps irréversible est le temps de celui qui règne ; et les dynasties sont sa première mesure. L’écriture est son arme. Dans l’écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation entre les consciences. Mais cette indépendance est identique à l’indépendance générale du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue la société. Avec l’écriture apparaît une conscience qui n’est plus portée et transmise dans la relation immédiate des vivants : une mémoire impersonnelle, qui est celle de l’administration de la société. « Les écrits sont les pensées de l’Etat ; les archives de sa mémoire » (Novalis) (6).

Partition dialectique

Ce premier récit du temps irréversible a donc connu sa fin par la force centrifuge sans cesse plus puissante de la classe bourgeoise qui, de révolutions en révolutions, a fini par installer le travail comme modulateur des conditions historiques, sous la forme principale de la production économique, laquelle a fragmenté les strates jusque-là figées des temps modernes et traditionnels en transformant tout et tout le temps grâce à la marchandise et sa circulation. Cette « permanence en mouvement » implique qu’au temps jadis événementiel (les cycles dynastiques et leurs conquêtes) ou naturel (la production agraire, par exemple, était tributaire des saisons) se substitue le temps, particulier, celui de l’économie politique avec laquelle, il – le temps – va devenir lui-même, en tant que temps de production, une marchandise avec, pour corollaire, l’unification de l’espace. C’est donc à cette époque que l’historiographie va naître, puisque qui dit révolution dit disjonction, et la disjonction mène à un point central qu’est le processus littéraire. Je ne m’attarde pas sur l’aberrant positivisme. Ce qui a été essentiel pour récupérer le matériel historique mis à nu par la suprématie enfin acquise de la bourgeoisie, cela a d’abord été la première intuition des Lumières, y compris Rousseau, puis les tentatives de Hegel, critiquées par Feuerbach, et enfin le matérialisme historique de Marx et Engels. Certains, dans la même période, continueront à faire de « l’histoire nationale » ou « romantique », mais après ces passades, il sera admis que l’Histoire, comme objet littéraire, devra se débrouiller (éviter d’être brouillée) avec l’économie politique et l’immanence du marché qui se mondialise à une vitesse folle, ce qui conduira, malgré tout, à L’École des Annales dans les années 1930, où l’étude historique tente de s’appuyer sur des cordes interdisciplinaires, davantage pour élargir la nature de son récit que sa fonction : la source historique, le document, le témoignage deviennent les moyens de la narration, alors qu’ils étaient jusque-là surtout considérés comme ses objets. En un sens, raconter l’Histoire c’est l’inventer, c’est renverser le rôle informatif des sources en saisissant ce qu’elles n’indiquent pas (voyez le travail de Georges Duby sur l’époque médiévale) et en les complétant avec des éléments issus des autres disciplines. En particulier sur ce qui marque profondément notre époque, à savoir les représentations, puisque depuis le constat irréfutable de la séparation achevée, il nous faut bien écrire par quoi elle a commencé – d’où un retour à la fois enjoué et perplexe au platonisme – narrer son périple et imaginer ses différents supports au cours des époques, le Moyen Âge demeurant son siège le plus intriguant, pour enfin tenter, aujourd’hui, de savoir où est passé l’homme, pourquoi et comment la notion de Néant a-t-elle surgi aussi soudainement au XXe siècle comme hypostase paradoxale. Il est entendu que la vérité, en tant qu’idée, ne sera jamais incluse dans l’objet scientifique, et il est hors de question, maintenant, pour un historien de prétendre la saisir, la connaître et la transmettre, ce qui malheureusement reste une défaillance notoire de l’enseignement, les professeurs d’histoire, rarement historiens, étant colporteurs d’une désastreuse confusion entre vérité et réalité. Il en est de même pour les professeurs de philosophie, dont très peu sont philosophes.

L’incroyable mais pourtant réelle domination des représentations, qui a arraché l’homme à son vécu propre, l’ayant expédié dans la survie, n’est pas la fin de l’Histoire, comme on a pu le comprendre en lisant mal Hegel à propos d’une réalisation plutôt que d’une fin, la réalisation du droit comme matérialisation de la raison. Empiriquement, la solution finale de Hitler ou la bombe atomique démentent cette fin, si l’on la considère simplement comme un arrêt. Pour le reste, l’évacuation du temps vécu, individuellement, la dématérialisation généralisée grâce aux dispositifs cybernétiques, le potentiel nucléaire, nous indiquent que l’Histoire est accomplie depuis qu’il est techniquement possible de la faire disparaître, surtout si l’on s’accorde à dire qu’elle est apparue à un  moment donné, même si mal précisé : tout objet qui apparaît est susceptible de disparaître.

Il est temps d’écrire, cerné par une progression technologique – je réfute la notion de progrès technique pour ce qui suit – définalisée et toute gluante de raison instrumentale, ce qui n’est que le commencement d’une époque, de l’écrire grâce à l’éclaircie qui illumine le passé, cette Histoire tellement prévisible quand on veut bien lire, par exemple, les parfaites prolepses encrées de Machiavel ou de Mirabeau, qui démentent la possibilité du chaos partout ventilée, aujourd’hui, dans les conduits médiatiques, politiques, diplomatiques. L’hostilité n’est jamais constante, car en chaque individu est la demeure commune de l’objectivité et de la subjectivité, qui lui permettent de se jouer de tout impératif simplement représenté, même si réel, car il lui reste la possibilité de reconstituer l’esprit du monde et de se séparer de la séparation, de retrouver l’encre de la vie, son sens historique qui n’est pas une direction, et de recouvrer l’être-là qui hurle sa mondanité qu’il croyait être le fruit d’une quelconque production, et non sa métaphysique. Je déteste cette question : « Que faites-vous dans la vie ? », qui implicitement me demande quelle est ma place dans la chaîne de production (à savoir : quel est votre travail ?), alors que précisément mon éventuelle place dans la chaîne de production est strictement en dehors de la vie. C’est aussi là le risque de perdre l’Histoire si nous ne pouvons plus échapper à ce temps faussement irréversible et pseudo-cyclique ; mais sans reculer, non, en avançant avec les mots et les actes que nous pourrons – ou d’autres –, plus tard, écrire en toute connaissance de cause, même si les effets immédiats que nous provoquerons n’auront que la forme d’une préface d’un récit qu’il faudra laisser aux suivants le soin d’inventer, puisqu’ils sauront que l’Histoire est une invention, vécue ou écrite, une parole donnée.

« Dans les phases où l’esprit du monde, la totalité, s’assombrit, même des hommes particulièrement doués ne peuvent devenir ce qu’ils sont ; aux périodes favorables, comme pendant et juste après la Révolution Française, des hommes moyens furent portés bien au-dessus d’eux-mêmes. Et même, à la chute individuelle de l’individu qui est en concordance avec l’esprit du monde, précisément parce qu’il devance son temps, s’associe parfois la conscience que ce ne fut pas en vain » (7).

(1) Walter Benjamin, « Baudelaire », La Fabrique Éditions, Paris, 2013

(2) Ivan Jablonka, « L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales », Collection La Librairie du XXIe siècle, Le Seuil, Paris, 2014

(3) Friedrich Hegel, « Leçons sur la philosophie de l’histoire », Introduction.

(4) Theodor W. Adorno, « Dialectique négative. Critique de la politique », Payot, Paris, 1978

(5) Baltasar Gracián, « L’homme de cour », Damien Beugnié, Paris, 1702

(6) Guy Debord, « La société du spectacle », Buchet-Chastel, Paris, 1967

(7) op. cit. Theodor W. Adorno

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« L’Histoire est un objet littéraire » & « L’histoire est un objet littéraire (bis) » ont été respectivement publiés le 10 et le 24 octobre 2015 par Reflets du Temps

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