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TOUS LES JARDINS DU MONDE

30 mars 2013
L’acronyme NIMBY (Not In My Back Yard), usuellement traduit en français par pas dans mon jardin, substantivé en nimby, désigne le phénomène de résistance et d’opposition par des habitants d’une zone déterminée à un projet local d’intérêt général dont ils redoutent ou refusent les nuisances ; nimby désigne également l’habitant lui-même. Les projets en cause sont variés, de la prison à l’incinérateur, en passant par les antennes relais, mais le nimby le plus fréquent s’articule autour des projets liés aux structures de déplacement et de gestion de l’espace : autoroutes, aéroports, lignes ferroviaires à grande vitesse ayant un impact sur l’environnement.
Il s’agit ici pour nous, brièvement, d’introduire les premiers éléments pour une réfutation du concept, lequel à été largement discuté et critiqué par ailleurs, à partir du phénomène existant.
En effet, le mot est coloré d’emblée, sous l’angle axiologique comme expression de la négation de la chose publique qui est le bien de tous, ou sous l’angle épistémique comme expression des erreurs théoriques du simple habitant qui n’a pas l’expertise, la compétence requises pour apprécier l’utilité et l’impact du projet ; le nimby est la stigmatisation de l’individu, de groupes d’individus qui défendraient uniquement des intérêts particuliers contre des projets qu’ils approuveraient ailleurs. Le terme lui-même est l’expression d’un discours normé et phraséologique, une catégorie médiatique qui veut dénoncer une carence de citoyenneté, voire une incurie démocratique. C’est une étiquette, une marque, un label, comme en use la société marchande pour signaler des éléments toxiques polluant ou perturbant dangereusement l’harmonie générale du consensus vers le progrès, bref des éléments de la réaction. C’est bien entendu (mais pas beaucoup) plus compliqué que cela. Le terme étant péjoratif, il est lui aussi une négation de la part de celui qui va l’utiliser à l’endroit de celui qui porte ce phénomène. Ce phénomène est d’abord le vécu immédiat de la réalité de mon jardin, et cette réalité nie la production générale et prolifique de fausses images, de faux besoins, de bulles éphémères, d’injonctions immédiates en flux tendu, comme une corde qui ne peut plus vibrer, m’ordonnant de me distraire pour en fait m’extraire de moi-même et de la vie.
L’accroissement du phénomène nimby, ou du moins de sa visibilité, et la prolifération du terme, sont les effets (at)tendus d’une expansion spectaculaire, au sens debordien, dans tous les secteurs de l’activité humaine. Le phénomène ne devient visible qu’à la condition d’une catégorie et de sa médiatisation qui n’est rendue possible que par l’organisation d’une mise en commun d’oppositions particulières contre un projet local d’intérêt dit général, mise en commun à produire la spécificité des multitudes qui n’est pas calculable, qui ne peut pas profiter à la connectique cognitive omniprésente et omnipotente, mais qui pourtant nourrit aussi un intérêt commun, comme parole de l’Histoire. Localement, l’apparition de la préemption est à prendre dans tous les sens du terme.
La négativité du terme, la définition dévaluante du phénomène nimby et de l’individu qui le porte (incompétent sur le sujet qu’il conteste, irrationnel, individualiste, hors-la-loi, ayant une conception défaite de l’intérêt général) sont relayées par la presse et rarement contestées par elle. Le quotidien Libération, 26 décembre 2003, titre La France cède au syndrome nimby. On peut lire (c’est nous qui soulignons) : « Tout le monde veut une ligne TGV pour désenclaver sa région, mais personne ne la souhaite à portée d’oreille ou de vue. Tout le monde désire voir l’emploi local se développer, mais les usines sont jugées polluantes. Tous se plaignent de la surfréquentation des aéroports, mais personne n’entend pâtir d’une nouvelle nuisance sonore ». Le titre même du papier est parlant, il utilise un terme – syndrome – emprunté à la pathologie. Non, ce tout le monde n’existe pas, justement parce qu’il est ce personne qui lui répond dans la même phrase ; ce type de formulation réalise exactement ce qu’elle croit dénoncer, et signale l’état de séparation avancée de celui qui la prononce. Plus loin, on lit (c’est nous qui soulignons) : « Inquiet face à la mondialisation, le citoyen veut se redonner l’illusion qu’il dispose de capacité à peser sur son réel proche, alors même que le pouvoir de décision s’éloigne et qu’il siège pour partie à Bruxelles ». La messe est dite dans un retournement qui démontre, seul, que c’est l’auteur de l’article qui n’a plus aucun contact direct avec la vie : se redonner une illusion signifierait que cette illusion avait été perdue, et avoir perdu une illusion c’est être ancré dans la vérité de ce qui est directement vécu. L’appellation contrôlée nimby permet ainsi la dévaluation efficace de pensées alternatives, mais surtout de pensées liées à la vie qui dans leurs multitudes vérifient l’impossibilité de l’ordre global. « L’ordre global ne peut pas être pris pour ennemi. Directement. Car l’ordre global n’a pas de lieu. Au contraire. C’est plutôt l’ordre des non-lieux. Sa perfection n’est pas d’être global, mais d’être GLOBALEMENT LOCAL. L’ordre global est la conjuration de tout événement parce qu’il est l’occupation achevée, autoritaire du local. On ne s’oppose à l’ordre global que LOCALEMENT. Par l’extension des zones d’ombre sur les cartes de l’Empire. Par leur mise en contact progressive. Souterraine. » (Tiqqun / Contributions à la guerre en cours). Cette opposition s’exprime souvent dans la durée, et plus celle-ci est longue plus elle permettra aux subversions annexes de s’épancher, ce qui produira sur le terrain concerné le déploiement des forces de l’ordre. « On ne saurait tenir les troupes longtemps en campagne, sans porter un très grand préjudice à l’État et sans donner une atteinte mortelle à sa propre réputation. » (Sun Tzu, L’Art de la Guerre, chapitre 2 : L’engagement). Mon jardin est particulièrement ici, mais il est absolument partout.
Politiquement, le nimby est un phénomène ascensionnel, une montée en généralité ; le refus local se hisse jusqu’à hauteur de l’intérêt général, impliquant non pas nécessairement une atteinte à ce dernier, mais plutôt participant d’une dialectique historique et de la transformation même de la res publica. Economiquement, une telle ascension constitue clairement une mise en concurrence de grands intérêts marchands et privés, l’intérêt général étant soudé par la conjonction du maître d’ouvrage, l’Etat, et du maître d’œuvre : c’est ici qu’on peut aisément attribuer aux collusions de l’Etat et de l’Industrie un caractère contraire à l’intérêt général sous le prétexte d’infrastructures utiles à tous.
Les multitudes qui nourrissent la montée en puissance d’un nimby sont pour l’Etat au mieux un brouillage, au pire une invisibilité inédite, c’est pourquoi ce qu’il nomme concertation, dans les procédés accompagnant le projet, n’est en fait qu’une consultation, une prise d’écoute, l’enregistrement d’une main courante, un émargement. En réalité, l’Etat prend acte et médiatise ce formalisme administratif comme s’il s’agissait du résultat consensuel et démocratique d’un dialogue, d’un débat (la fumeuse démocratie participative par exemple) avec des opposants.
La problématique de l’Etat est qu’il est à la fois porteur du projet que le nimby refuse et garant du droit à exprimer une opposition à ce projet. Mais l’Etat est aussi une interface immense qui doit permettre au système marchand d’être promu et mis en application. Cette application est ponctuellement et localement enrayée par des individus mais également par des processus inhérents à l’administration de l’Etat, par des procédures étant sur certains points des traces historiques, incompatibles ou contradictoires avec les violentes exigences qui accompagnent la marchandise et sa consommation. Raisons pour lesquelles des projets sont garantis par des enquêtes d’utilité publique (et les décrets qui vont avec) truquées et teintées de collusions. Ces projets peuvent être aussi accompagnés de mesures pécuniaires qui permettent de contrôler le nimby par la création d’un marché des nuisances, en procédant à des indemnisations, parfois surréalistes : concernant des lignes THT par exemple, des indemnités sont distribuées pour préjudice visuel, tandis que les préjudices essentiels, comme le rayonnement électromagnétique ou la perturbation de la faune et de la flore par la présence de pylônes, sont minimisés voire niés par des experts soigneusement manipulés.
En qualité de phénomène politique, le nimby engage un processus vers l’union imprévisible d’individus qu’on pourrait appeler commune où de solides compétences complémentaires assurent, entre autres éléments structurants, le mouvement transversal utile pour la résistance à la dynamique de sens unique et descendant qui mobilise l’Etat, comme par un effet prismatique, angulaire, un mouvement qui retournerait dialectiquement l’orthodoxie structurelle des institutions sous des formes parfois légitimement illégales. Ceux qui persistent à voir dans le nimby la simple expression de l’intérêt privé, local, particulier, individualiste, ne peuvent pas entendre, sur le terrain de la lutte, la présence de combattants extérieurs, venus parfois de très loin.
L’Etat face à ce phénomène n’est pas en mesure, et son organisation présente ne le permet pas, premièrement de saisir des formes inédites, hyper locales, d’articulation critique d’un problème, des formes qu’il identifie vite en termes de subversion, mais qu’il ne peut jamais prévoir, et deuxièmement d’accepter les solutions proposées qui en sont issues car celles-ci, dans le cas qui nous intéresse, sont capables de produire un territoire de l’imaginaire, incontrôlable, là où le système marchand imagine son territoire, contrôlé, c’est-à-dire capables, localement, de maintenir ou recréer les éléments vitaux globalement détruits. Quand j’oppose l’existence de mon jardin au système dominant, je suis en mesure de témoigner de ce que je vis directement, et sachant qu’il existe partout des jardins, des arrière-cours, des chemins et des rivages, mon témoignage figure l’affrontement à un monde de chimères pragmatiques sans territoire et hyper technicisées, affrontement reproductible grâce aux multitudes de jardins. Rejouer le temps de l’attention et récupérer la maîtrise des stimuli, s’extraire des monoïdes totalitaires, déjouer les identifications, les catégories, défaire la lutte des places.
« Ce que nous vivons sur le terrain, ce n’est pas une nécessité de s’affirmer comme violent ou non-violent, mais une volonté de dépasser ces catégories idéologiques et séparations neutralisantes. Nous sommes un peu trop complexes pour rentrer dans les caricatures du pouvoir : “ultras”, “gentil écolos”, “opposants historiques”, “jeunes zadistes” » (Le Monde, 13 décembre 2012, Notre-Dame-des-Landes, une résistance qui ne se laissera pas dicter sa conduite, par Darianne Ming, Camille Eustache et Mickael Delmouche, résistants à l’opération César).
Autour du nimby gravitent et s’agrègent les mouvements déclarés d’opposition, autonomes ou non, les partis contestataires habituels, institutionnels, et par les thèmes spécifiques du local, du territoire, de la terre et de la vie, de la nature spatialisée, regroupés sous le vocable d’environnement, les instances de l’écologie politique s’appliquent à placer leurs pions verts, en général de façon grossière, déplaçant ainsi les luttes vers des ritournelles électorales ou les récupérant pour du lobbying juteux. Sur ces points, les mentors écologistes, leurs partis et les troupeaux hébétés qui les suivent, n’ont rien à envier aux grands groupes financiers et à leurs actionnaires qui automatisent le monde, et font montre d’une totale incompréhension des enjeux en cours en colportant un catastrophisme discursif.
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Ce texte a été publié initialement par Reflets du Temps, le 15 mars 2013.

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2 commentaires
  1. tellement réaliste cet article et comme toujours fort bien écrit, il est vrai je reconnais que chacun au fond de nous même souhaite le progrès à fond avec tout ce que cela comporte………mais pas ici chez les ………autres

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