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ÉCLAIRAGE

10 octobre 2013

Peut-être aurais-je dû éclairer le chemin d’une lanterne constante lorsque j’ai ici même donné à lire « La guerre », avec tous les spectres qui l’accompagnent et les ombres cauchemardesques que j’y associe, en renvoyant le lecteur attentif vers des scholies sans fin. Non pas ce qui se produit, mais ce qui est produit. Nous habitons des espaces et un temps où les nuances sont interdites – entendez : dites entre les lignes –, cernés d’ordonnances et d’injonctions. La guerre est ici, là, partout. Le silence n’existe pas. Le temps accessible n’existe plus, c’est l’ordre du présent qui est la loi, et toute tentative d’y échapper sera un acte de guerre ; mise en pratique de l’éthique, de la lutte permanente contre l’hostilité mécanique des machines et contre l’occupation totale de nos existences par l’Empire. Voici la guerre que j’évoquais et qui prend la forme du cauchemar. Le cauchemar est une forme première de la colère de la vie, une matière première de la lutte bien consistante qui a l’agréable tendance à se durcir dès que nous sortons du sommeil, mais seulement si nous avons le désir d’en sortir. Le sommeil est répandu, il est entretenu par les flux construits pour et par la marchandise : dès que nous désintégrons le système présent des représentations, c’est-à-dire dès que nous reprenons la main sur notre vie, abolissant paradoxalement (désintégrer : mettre dehors) cet éloignement et ces projections, nous nous réveillons. Le cauchemar existe par le fait que nous avons intégré des représentations sociales insultant la vie qui travaille en nous. Je laisse la lutte finale à l’arrière-garde de l’extrême gauche, puisque la finalité est impossible, et à ceux, plus nombreux et plus à droite, qui prennent le communisme pour une affaire entendue, dépassée, sans avenir. Il s’agit d’occuper le terrain sans y être visible vraiment, en donnant à voir à l’Empire sa propre posture obsidionale.

Il nous faut retrouver les audaces, regarder minutieusement ce qui nous observe et nous contrôle. Et attaquer. Nous serons alors, dans les classifications officielles, des guérilleros, des francs-tireurs, des maquisards, des partisans, les silhouettes agitées d’un black bloc, et même des terroristes, pourquoi pas. Si vous ne comprenez pas, ou si vous comprenez vraiment peu ce que je suis en train d’écrire, c’est probablement le fait d’habitudes que vous n’avez pas choisi de produire, ou que vous avez de sérieuses craintes pour votre socius, ces craintes voilant assurément ce que je dis pourtant assez clairement. C’est pourquoi j’ai écrit : « Vous pouvez refouler. Mais alors vous vous taperez le son des cloches et ne ferez rien, pour peu que cela vous aille ». L’idéal de tout ce merdier totalisant – vous pouvez le comprendre comme une vaste station d’épuration – est que rien ne se passe, tel est le processus de capture. Je donne régulièrement le même exemple : une question qui revient souvent, lorsqu’on rencontre quelqu’un pour la première fois ; ON nous demande : « Que faites-vous dans la vie ? ». Il est important de bien entendre cette question, puisqu’elle interroge précisément une activité qui n’est pas dans la vie : le travail. Ce n’est pas le sujet dans sa façon d’être au monde qui est questionné, mais bel et bien l’agent de production et sa fonction dans le circuit de la marchandise. Par ironie, je réponds toujours à cette question en donnant un exemple d’activité domestique, lire, écrire, manger, baiser, relier des livres, dormir, ou hors de la maison et hors de mes métiers, me promener, battre la campagne, discuter avec mes amis, défaire des nœuds. Aussi, lorsque de cette manière on m’aborde et sollicite mon identification sociale plus que mon identité individuelle, on veut d’abord m’indexer comme chaînon dans un processus de production, admettant a priori que cette fonction définit la vie. La réponse très souvent déconcerte, et c’est l’occasion d’ouvrir une discussion assez originale. Aux USA, l’une des premières questions que l’on pose aux nouveaux arrivants est carrément plus précise (l’activité professionnelle en tant que telle en devient même secondaire) : « Combien gagnez-vous ? » (1).

La guerre est un mouvement vers la destruction, quand elle est organisée et maintenue par l’Empire, en vertu d’un programme de recyclage. Quand elle est l’initiative d’une forme autonome de lutte (du simple vol à l’étalage à l’immobilisation du transport des marchandises, en passant par la grève sauvage), elle est avant tout la déconstruction d’un appareil, puisque les outils sont déjà à disposition et qu’ils attendent seulement que soit effectué un usage contraire ou détourné de leurs fonctions politico-économiques acquises : abandon du pouvoir d’Etat, déjà pensé par le passé, et son remplacement par l’usage immédiat de la vie, déjà pensé aussi, mais plus récemment, dont l’application pour soi, par définition, n’est pas visible dans le décorum spectaculaire. Mis en commun, par un mouvement réel d’intention de nuire aux institutions, cet abandon est la figure actuelle de la guerre civile, quand l’emploi de la vie revient au devant de nos actes, ce que d’aucuns auront nommé la réalisation de la philosophie ou la poésie vivante, sortie joyeuse des livres. Mais en réalité, la situation est plus qu’un dispositif : elle exhibe directement la ruine et la péremption de l’Etat comme preuve formelle d’un ordre global qui, pourtant partout, se dissimule, par le jeu schizophrénique des représentations, dans la circulation constante et sans fin entre signifiés et signifiants. « Il n’y a plus d’événement. Il n’y a que des nouvelles ».

Je souris bien souvent en lisant tous ces papiers qui nous parlent des actions de l’Etat, des programmes politiques, des intentions du corps exécutif et des palabres du législatif, comme si tout ce joli monde avait encore quelque pouvoir, alors qu’il n’est que la main, de plus en plus armée, du capitalisme ordurier. Par exemple, ne surtout pas limiter les conséquences désastreuses de l’économie sur la Nature – pollution et épuisement des ressources –, bien au contraire : installer de nouveaux marchés qui consistent non pas à stopper le désastre mais à le gérer pour en tirer profit (2). L’abstention croissante qui est mesurée à chaque foire électorale est un signe positif pour l’Empire, malgré la couleur négative qu’elle prend dans le discours politico-médiatique qui feint de s’en inquiéter. ON nous rétorquera que voilà un cynisme dégoûtant, que beaucoup d’hommes sont morts pour obtenir et/ou préserver ce droit (de vote) et le léguer à leurs enfants. Soit. Le fait de mourir pour une cause ne signale en rien la justesse de cette cause. L’anomalie première est que les élections, locales ou nationales, deviennent de fait la seule activité soi-disant politique valable du citoyen et confirmeraient un ensemble de choix réfléchis. Mais c’est un mouvement régulier, calendaire et pendulaire, qui rythme le vide de la pensée et empêche la disparition de cette vacuité, dans l’espace sans cesse grandissant du médiatique où rien n’est dit qui soit programmé (3). Les choix, si l’on peut encore utiliser ce terme, sont donc plutôt infléchis : nous avons entendu par exemple des discours et manigances, en particulier lors des deux dernières élections présidentielles, pour éviter de retrouver la situation du deuxième tour en 2002, discours consistant à inciter l’électeur à voter, dès le premier tour, non pas pour celui ou celle qui incarnerait le mieux ses propres idéaux sociaux, mais bel et bien pour celui qui aurait le plus de chance, au second tour, de battre celui qu’il ne voudrait absolument pas voir accéder à la présidence. Nous pourrions longuement disserter sur ce rite républicain qui, assez étrangement, est plus souvent vendu comme un devoir que comme un droit, alors que ceux-là mêmes qui bénéficient d’un suffrage pour accéder à une place dite de pouvoir, exécutif ou législatif, dégagent les devoirs et se gavent de droits.

ON me dira aussi que cette guerre totale, et donc présente en tout lieu et à tout moment, est une chimère grossière, vue par un esprit désespéré (4). Non. Cette guerre est celle d’une occupation. Regardez autour de vous et dites-moi où sont les pans vierges de votre vie où l’ombre d’une marchandise n’est pas projetée. Jusque dans ces corps qui en expriment les effets (somatisations, allergies, intolérances organiques, etc.), jusque dans ces esprits de plus en plus travaillés par la dépression, les névroses et les psychoses, les troubles dits bipolaires, jusque dans l’intimité sexuelle (sex toys), jusque dans la langue, bien sûr, qui s’appauvrit au profit des images, des logos, des slogans et des expressions idiomatiques, figées seulement pour un temps, comme imitant l’obsolescence programmée des marchandises.

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(1) Chemin de la Critique (2ème partie)

(2) C’est un renversement prévu. « Le capitaliste ne se borne pas à prélever ou à voler, mais extorque la production d’une plus-value, c’est-à-dire qu’il contribue d’abord à créer ce sur quoi on prélèvera » (K. Marx, Notes sur Adolph Wagner, – Œuvres, Economie II -, Gallimard, Pléiade, p. 1534-1535, éd. 1968)

(3) « Nous sommes depuis longtemps en période électorale. Or, les élections, ce n’est pas un point local ni un jour à telle date. C’est comme une grille qui affecte actuellement notre manière de comprendre et même de percevoir. On rabat tous les événements, tous les problèmes, sur cette grille déformante. Les conditions particulières des élections aujourd’hui font que le seuil habituel de connerie monte » (Deleuze, Supplément au n°24 de la revue bimestrielle Minuit, mai 1977)

(4) Et quand bien même : « Le désespoir est une forme supérieure de la critique » (Léo Ferré, La Solitude)

Ce texte a été initialement publié par Reflets du Temps, le 7 septembre 2013.

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