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LA GUERRE

21 septembre 2013

LE RÊVE & LE JOUR. Durant toute la nuit, j’avais traversé la guerre. Quelques courts réveils avaient ponctué le voyage, provoqués par la soif ou par un bruit isolé ayant déchiré la délicate enveloppe du rêve. Puis je replongeais dans le vacarme des luttes, la terreur du danger, le tumulte d’un désordre violent qui semblait irréversible ; ainsi trois ou quatre fois, à intervalles presque identiques. A l’aube, une fine lumière poussiéreuse, résidu d’étoiles et premier quart de soleil, commençait de pénétrer la chambre. Le brouhaha cessa avec les dernières bribes chimériques. Allongé sur le ventre, j’avais la bouche collée au drap. Je tournai la tête et trouvai une nouvelle fraîcheur sur la tempe. Jaillissant du drap retroussé, la fantastique croupe de ma femme finit de me rassurer et confirmait mon retour au réel. Mais pourtant levé et pied au sol, continuait une étrange rumeur, jusque dans la chaleur du café, dans le vent frais qui entrait par la fenêtre donnant sur le jardin, puis dans les premiers mots que je voulus écrire. Quelle est donc cette étrange impression que tous ces cauchemars sont la preuve que l’enfance toujours n’est finalement qu’à faible distance du présent, comme le bruit sourd de la guerre ?

LA NUIT & LA VEILLE. Cauchemars. Dernière rangée au fond à droite dans l’angle sombre, au plus près de la seule porte d’accès, je vois tous les autres devant moi mais aucun d’eux ne me voit, ils ont tous les yeux dans la même direction, en permanence, quelle que soit leur posture – une horreur. Seule porte d’accès par où la Fin va venir se saisir de moi, puisque j’entends déjà ses pas dans l’escalier, ça tape, ça claque, comme de solides bottes durant certaines nuits, comme de raides talons durant la nuit suivante. C’est finalement assez régulier, on pourrait se laisser aller à la mort en croyant que cela s’approche, mais non, c’est un parfait battement. C’est mon oreille dans laquelle résonne le déplacement pulsé du sang. La Fin n’était que le Début. Ces sortes de pressions ou de tourments qui adviennent parfois durant l’angle mort du jour. Par déplacement – et un deux trois soleils avec l’allégorie d’un grand feu soufflé par la gueule immonde de la haine – c’est aussi bien une chose fort ennuyeuse, redoutablement importune qui entrave les actes et menace même, en certaines et différentes occurrences, le destin, car les pensées sont irrémédiablement atteintes. Il est difficile de se saisir de l’office, du laboratoire de l’expérience pour inventer la sauvegarde poétique du mot en tant que sum, ou du geste en tant que deum. Mot ou geste, c’est la guerre.

NAISSANCE DE L’ARTISTE. Cauchemar : histoire du Début qui va se répétant dans l’Après et au présent. Vous pouvez refouler. Mais alors vous vous taperez le son des cloches et ne ferez rien, pour peu que cela vous aille. Vous pouvez sublimer. Peut-être serez-vous l’aigle, dans de rares cas, descendu d’une falaise haute, virevoltant de facilité, avec aiguisage des serres là-haut à l’ensaama ou bien alors remonté de la cave d’achelem chez Denis, car certains aigles font de l’escalade, ou, enfin, évadé loin dans le vert rêvé de l’Epouse, mais toujours dans le secret de cette force qui agite les tripes et guide la tête, telle l’agitation sans relâche d’un monstre, en nous, de la nuit, qui prend des formes appropriées. Je veux dire : adaptées à notre faille centrale et à ses principales artères affectives. C’est d’abord le bruit, un cauchemar. La mère du cauchemar est une fille gourmande, m’avalant au moment précis où je m’endors ; la chute vers le sommeil, et depuis tout ce temps elle vient blêmir d’angoisse, en mal d’amour, bavarde, pouvant avant tout aimer par amour, quasi purement, mais elle a dans sa béance humide l’être malfaisant s’épanchant maintes fois, c’est moi retombé en moi-même, et aussitôt vient le travail, l’accouchement du cauchemar quand minuit a passé, et toute la nuit durant, jusqu’à ce que j’y hume l’odeur de la peau quand l’aurore mange le ciel, ô matin, en enfance, cette lumière violente qui tombait du plafond pour l’horrible terreur restée suspendue dans la clarté du réel. Dans l’aube sale. La voix, le vacarme, et la guerre ; de la voix à ses mots et des mots à la chair, révélant son ventre à la postérité et son postérieur à des géniteurs improbables issus eux-mêmes d’une putain d’espèce de créatures nocturnes, des sirènes gothiques, sans mot dans la bouche, édentées, qui vont au bâton et font des saloperies : jamais nous ne serons quittes du cauchemar qui persiste. La guerre est la plus sévère de ces saloperies.

PREMIÈRES CHIMÈRES. Il y a des trous dans les planchers, on voit en dessous la chambre de l’autre, l’hypothèse d’un cataclysme est interdite, sous peine de suicide. Nous avons vu les ravages des attaques. D’incessants essaims de coquemares, des troupeaux de juments dans la nuit qui galopent et hennissent. Le cauchemar est l’expérience de la folie. Qui s’endort sans penser aux événements de la journée passée et, par écho, aux événements envisagés pour demain ? Nous étions ivres parfois, souvent ?… Etions saoularts oh, en bone compaignie de mastines reprovees par la res publica, & destravees a regarts coupauds, unsi n’avons pas le tens d’operer ou cecy cela (alcohol n’estant que poldre en l’oil) cela cecy operant en nostre chef, vela qu’est mis en oublit de remuer le siege sur quoy on s’est deschaussié por eviter le dangier d’estre ceste nuict chevauchié de la quauquemare. Il y a donc des trous dans les planchers, on voit en dessous la chambre de l’autre sous des solives abstraites qui en tombant sous les bombes ont écrasé des corps. Le cauchemar commence à l’effroi de la scène mais culmine et explose au réveil quand je me régale à la vue de ces corps brisés, pulvérisés, broyés, de ses plaies énormes ou profondes, de ses démembrements et jaillissements de viscères, de cette viande humidement rouge et chaude. C’est de cela que sont faites les chimères, reconstituées de tous ces corps explosés, éparpillés par la guerre.

MÉTAMORPHOSES. Le cadre au mur contient un portrait rapproché, effectué à l’aide d’un appareil photographique, portrait double si l’on peut dire puisque c’est une femme avec un très jeune enfant dans ses bras. Il existe dans ce visage féminin un sourire d’incube qui se confirme quand la nuit est tombée, d’abord sur le jardin, puis sur la maison, comme un lourd velours noir. Il est vrai que la nuit représente bien mieux ce qu’est l’univers, alors que le jour, la pollution d’un soleil situé à huit minutes de là, inonde nos fréquences. Il nous faut moins de lumière. Ce visage me terrifie, à l’époque j’ai quatre ou cinq ans, et me réfrigère à l’écrire, j’ai quarante-deux ans. Je sais dans quelle cave il est aujourd’hui, enroulé en haut d’un meuble à l’orée du plafond, et probablement soumis à une humidité maléfique. Et famélique, car ce sourire d’inquiétude, puis d’angoisse et de terreur (je me glace à l’instant) finit par devenir cet cavité énorme, ce trou noir qui va me dévorer. Et quand je me réveille, alors que je n’ai fait que m’endormir seulement, je suis encore ce cadavre qui se redresse à côté d’une belle endormie et sereine, bercée par le bleu pétrole de ses intimes écumes et par l’air qu’elle respire. Je dois tendre l’oreille, j’entends à peine la guerre.

PRÉSENCE DU RÉEL. Avant les soubresauts et la chevauchée de ces sorcières – cela n’est que cela : une image –, les phosphènes dansent. Ce sont les dispositions d’un très vieux spectacle, qui d’abord est muet, silencieux, il n’y a que de simples gestes, battements de cœur, palpitations des orifices. Puis le murmure gris prend du volume, et devient brouhaha, clameur et vacarme. Les voix y disparaissent et laissent place à de nombreuses détonations assez sourdes. S’ensuit un mélange de mots dorés et de ruines caractéristiques, de souches humaines et animales, un mélange qui s’ARTicule ; le verbe était avant. Et pourtant jamais sur un sentier pris par moi je n’ai rencontré la guerre, c’est une chimère qui hante même ceux qui n’en sont pas coutumiers. Je dirai plus loin pourquoi, car en cet instant je vais aller m’endormir pour restituer ici en retour les traces laissées à mon réveil par les griffes des affres nocturnes. Elle continue la guerre.

RÉEL DU PRÉSENT. Le temps. La guerre n’a jamais cessé son activité. Elle a pu enfler considérablement à certaines ères, se réduire à d’autres, se morceler, se déplacer, mais jamais elle n’a suspendu toutes les opérations en cours de façon simultanée. Sans cesse en activité, elle s’est installée dans l’adénosine et parcourt nos réseaux. Mais l’Amour aussi. Des batailles sous la Lune, les hurlements de la peur, mais aussi les râles de plaisir et les grognements de la jouissance. La guerre vide, l’amour emplit, et la guerre de l’amour, quelles qu’en soient les formes, mènera à l’amour de la guerre. Mais seulement de cette guerre-là ? De cet amour-ci ? Alors que dans le rêve je trépigne de vouloir l’écrire – je me vois, à l’accalmie, chercher un coin du rêve qui soit bien tranquille, où je pourrais m’asseoir et écrire avant qu’une nouvelle envolée de djinns vienne contrarier mon mouvement et imposer la virgule ; aussi bien à la veille, écrivant, je trépigne de rêver. Et si c’était juste l’enveloppe des draps sur nos corps nus, nos corps à disposition de la folie qui voudrait faire du lèche-vitrine. Que le dernier sommeil nous donne enfin le temps d’y voir plus clair à propos de ce néant qui exige de nous qu’on le retrouve. C’est l’été qui meurt, la nuit qui a faim, j’ai vu ta silhouette danser dans le crépuscule, et j’ai su que c’était alors le repos du guerrier.

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Ce texte a été initialement publié par Reflets du Temps, le 24 août 2013

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