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Une citation, quatre thèses.

8 Mai 2013

« Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. S’il y a dépérissement de l’expérience acquise, la faute en revient pour une très large part au fait que les choses étant soumises à des impératifs purement utilitaires, leur forme exclut qu’on en fasse autre chose que de s’en servir ; il n’y est plus toléré le moindre superflu, ni dans la liberté des comportements ni dans l’autonomie des choses, or c’est ce superflu qui peut survivre comme un noyau d’expérience car il ne s’épuise pas dans l’instant de l’action ».

Theodor Adorno, Minima Moralia

Adorno1. Les fissures grandissantes de la société marchande génèrent de terribles angoisses, à la fois chez ses promoteurs et chez ses victimes. Les premiers y voient l’annonce d’un écroulement, d’une révolution – ils ont raison – et tentent encore de colmater les brèches brûlantes qui s’approfondissent en écrivant de nouvelles réglementations réduisant les libertés individuelles et collectives, et en effaçant celles qu’ils considèrent comme des entraves à la circulation des marchandises et à la diffusion des informations falsifiées. Les secondes craignent pour leurs emplois, entre autres, et découvrent avec effroi que ce monde qui s’écroule n’est que la vitrine d’une survie, le mirage de la vraie vie. Le travail salarié, autrefois une des valeurs fondamentales du capitalisme, est peu à peu abandonné par celui-ci au profit de la valorisation stricte de la valeur de départ, l’argent, mettant en œuvre une production de plus en plus automatisée de biens inutiles ou de services superfétatoires, projetant davantage encore une masse de représentations avec des broutilles technologiques et des loisirs débiles, et de plus en plus souvent au détriment des équilibres écologiques.

2. L’ennui généralisé s’épanche par la torpeur assise devant l’écran de télévision, la fréquentation de parcs de loisirs et de stades, le lèche-vitrine au sein de centres commerciaux géants, le bavardage idiot et l’isolement sensoriel sur les réseaux sociaux. L’ennui devrait disparaître quand l’activité laborieuse a cessé, laissant place à la vie, mais l’expropriation du temps accompagne l’expropriation du reste, et ce fumeux temps libre n’est plus que le déchet du temps de travail, déchet recyclé dans l’usine immense du spectacle où l’infantilisation du consommateur est la règle.

3. Les thuriféraires de la valeur travail sont ceux-là mêmes qui se débarrassent des unités de production pour augmenter les marges spéculatives. Les peurs et les angoisses que génèrent ces fermetures, ces délocalisations et ces virtualisations financières, à l’endroit de ceux qui disposent encore d’un poste de travail, permettent à l’oppression de maintenir, pour le moment, le peuple dans un présent certes pénible mais dont il faudrait se contenter devant l’avenir noir. L’écroulement qui s’annonce devrait pourtant réveiller les consciences individuelles dans leur pure créativité et les ramener à l’autonomie, à l’indépendance pour les choix de leur vie ; quelques signes nous parlent déjà mais ils sont rares. L’aliénation est si forte qu’on aura vu des ouvrier(e)s et employé(e)s, quand l’entreprise ferme, fondre en larmes ou hurler hystériquement à l’annonce de la perte de ce qui les maintenait dans la servitude, à l’annonce d’une libération qui devrait leur permettre, enfin, d’envisager la réappropriation de leur propre vie, d’inventer leur avenir. Le travail, quand il est perdu, révèle à quel point il était un lien social quasi exclusif, et sa perte donne à voir au nouveau chômeur l’étendue des dégâts de l’aliénation, l’étendue d’un désert qu’il n’avait pas vu croître : la survie généralisée.

4. La fusion parfaite de l’Etat et de l’économie a permis de vérifier que le pouvoir politique n’en est plus un, soumis aux injonctions du marché, et que la parole politique officielle n’est plus que l’argumentaire calibré d’un représentant de commerce. L’Etat, prestataire de services, exécute les tâches utiles au déploiement de la force marchande, avec des moyens de plus en plus autoritaires et violents, pour l’accomplissement d’une domination globale. La pensée séparée de la vie circule sans cesse, c’est-à-dire tourne en rond au travers des réseaux médiatiques qui recyclent en permanence le même produit pour le présenter, après chaque lessivage, comme une nouveauté, à l’image de ces chaînes d’information continue qui rappellent le tambour d’une machine à laver.

Le présent est seul présent. L’Histoire a disparu. Le futur n’a pas d’avenir.

A peu près tout le monde crie au désastre devant la montée du chômage, alors qu’il n’est que l’un des effets d’une disparition programmée, celle du salariat, disparition nécessaire à la progression actuelle du capitalisme dont  l’essentiel des profits n’est plus extrait du travail. Le capitalisme est en train de se débarrasser, assez rapidement d’ailleurs, de son principe fondateur, la valorisation de la force de travail. L’Etat, porte-parole de cette mutation, est aussi le gestionnaire obligé de ses effets, réduisant à peu près partout les services et avantages qu’il proposait jusqu’à présent à ses administrés, et augmentant dans le même temps l’efficacité policière du maintien de l’ordre. L’explosion productive récente, en particulier grâce à la micro-électronique, aura permis de radicales mutations concernant le mode de production, de distribution (les transports), de promotion (la communication), expliquant en grande partie la destruction des emplois du secteur primaire, plus modérément du secteur secondaire et l’explosion du secteur tertiaire où d’ailleurs bon nombre d’emplois ne servent à rien. Fut un temps, au début de l’ère industrielle et jusqu’à il y a environ trente ans, le principe était simple : il fallait de la main d’œuvre parce qu’il y avait du travail. Aujourd’hui, c’est aussi simple, mais renversé et illusoire : le discours politique prétend qu’il faut du travail parce qu’il y a de la main d’œuvre, même si celle-ci est devenue superflue par l’efficacité accrue des machines.

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Ce texte a été publié initialement par Reflets du Temps le 6 avril 2013 (sous le titre « Une citation, quatre thèses. Causeries du samedi »)

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