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Le Temps

26 janvier 2013

Cessent les rêves quand arrive le jour et quand tard le matin, en hiver, les rayons solaires, qui passent par le carreau de la fenêtre de l’est, le pignon sur cour, traversent les interstices des persiennes en lignes incandescentes, s’inclinent et tombent directement sur l’âtre des conquêtes caloriques, où de maigres fumeroles anarchiques émanent encore des pépites rouges de chêne cuit au creux de la cheminée endormie.

Enfin, c’est ce qui devrait arriver, se réveiller le matin. L’automne, la lumière du ciel scintille plus souvent et tremble davantage, parfois se dissout, s’assombrit, indiquant le passage rapide des nuages. Il y a du vent, et des appels à la pluie dans l’envol des feuilles mortes : un son alors très particulier, triste, accompagne les courants d’air dans les creux de la demeure, comme un cri humide aussitôt étouffé par le froissement colérique des arbres dans la rafale et les craquements gras de la charpente. C’est la même chanson des éléments au printemps mais avec une lumière différente dans les végétaux renaissants.

Restant appuyé sur les avant-bras comme un sphinx émietté, je somnolais avec l’œil dans la bûche défunte, je pensais pourtant si vite et à tant de choses en même temps, je m’arrachais d’effort mental pour tenter de garder encore bien vives les ultimes images et trop brèves séquences de rêve et les trop rares bribes de souvenir des minutes qui avaient précédé l’endormissement. Mais tout se réduisait en poudre. Parfois cette poudre-là renaissait, à l’endormissement suivant, subrepticement, et reformait une image comme une balise.

Je divaguais quelques instants et le sommeil

Dans le second rêve qui vint, un inspecteur de police, terreur de l’intelligence passive, me questionnait sur des sujets improbables, au sens où ils étaient abordés dans un hôtel de police, à savoir pourquoi par exemple je n’avais jamais, à ma connaissance, sacrifié quoi que ce soit de moi à qui que ce soit d’autre. Je lui répondais sans relâche – parce que lui-même ressassait ses propositions –, que je ne pouvais pas saisir, à cause du bruit dans la cuisine, ce qu’il entendait par-là, n’osant pas avouer en sus qu’il faudrait ensemble s’arrêter au moins d’abord sur une définition unanime de l’idée de sacrifice. Il finit par me filer une tige à fumer, une Celtique, et lui s’alluma un bon gros foyer dans une écume de mer bourrée de Vieux Bohan, un tabac qui sent le jardin de grand-mère ou la clairière inconnue. Enfin, il finissait par se calmer, s’essuyant la nuque avec un mouchoir grand comme une nappe, puis il se ressaisissait, et sur un papier quadrillé exécutait au crayon des calculs compliqués pour valider le devis pénal qu’il allait établir à mon égard et communiquer à la justice pour jugement. Il mâchouillait le tuyau de sa pipe. Il soulignait des mots. Etrangement tous ses bureaux me paraissaient voués à une cause bien saugrenue ; l’organisation de la société que nous voyons aujourd’hui grandir se défend dans le texte, jamais là où réellement nous l’attaquons. Malheureusement je sens que 14 n’aura pas suffi, et une toute nouvelle barbarie est en gestation et déjà son odeur se retrouve même dans les plus inconnus bistrots de faubourg anonyme où jamais personne n’a vu un flic, si l’on excepte le garde champêtre (officier de police judiciaire), mais le nôtre se porte tranquillement et se méfie, il a raison je pense, de ses collègues de la ville, qui tout autant, mais moins bien, avec moins de style, picolent – avez-vous déjà mis les pieds à Argenteuil ? Nouvelle barbarie montant des restes tièdes d’une boucherie à ciel ouvert dans des tranchées en égouts de l’enfer. L’inspecteur consultait son code de procédure en mouillant son index pour faire tourner les pages. De temps à autre, je jetais un œil par derrière pendant qu’il cherchait dans son catalogue de crimes et délits ou qu’il réfléchissait, je regardais la belle grue qui se cramponnait aux barreaux de la cellule de dégrisement pour ne pas s’écrouler par terre.

Qu’ont-ils donc, depuis cinq six ans, on voit des haines spécifiques, des chemises brunes, des moustaches excitées qui hurlent, et puis de belles organisations, constituées pour l’essentiel de travailleurs, de petits employés, qui gagnent en droit et dans la Loi – je pense aux congés – et qui résistent aussi en Espagne à la houle militaire. Mais s’il fallait repartir faire les cons pour tenir une ligne imaginaire et crever un par un ?

Je me réveillai avec au poignet la douleur résiduelle des menottes. La lumière avait pris beaucoup de gris, mais le vent semblait avoir passé. Et de nouveau je m’endormis, après avoir fumé une longue cigarette, puis écouté la TSF, qui avait bien pris du temps pour chauffer ses lampes, et qui diffusait dans une vapeur de bruits crachés des voix évoquant le vaillant chemin de Blum, les combats espagnols, et Führer le fou à Berlin. Je pensai de toutes les façons qu’ici on finira bien par lui dresser la table, à ce diable national socialiste, pour la lui servir ; il se régalera. Puis je replongeai dans l’absence.

Oui, je sais, à me lire ainsi, on se dit nécessairement que j’ai forte propension à dormir ; je n’y puis rien, j’expliquerai bientôt. Rêver de flic, ça ne démontre en rien une quelconque culpabilité, par contre ça révèle assurément un sentiment de culpabilité.

Il y eut une sévère anomalie dans cette dernière phase de sommeil, car ma mémoire après fit radicalement défaut, puisque que, réellement, dans un courant d’air humide, un après-midi je crois, prenant le temps de me réveiller, parfaitement conscient de la situation présente, je trouvai les choses étrangement figées, je veux dire que les objets de la maison étaient comme immobilisés par une absence humaine prolongée, des traces de poussière inopinées, inédites apparaissaient un peu partout. Et c’est précisément en écoutant la TSF et après avoir vérifié la date sur le réveil mécanique avec les jours, que je dus conclure qu’à cet instant mon plus jeune souvenir datait de dix jours auparavant.

Ma vie sociale n’était pas d’une richesse extrême, soit, et j’habitais en effet en zone de marge (au fond d’une cour perdue à Lancrel), mais j’étais étonné qu’on ne me trouvât pas, absent, après plus d’une semaine ; ma porte étant restée ouverte. Ce jour-là, je vis bien dans la cheminée, quand j’entrepris de faire du feu, que la cendre était vieille et lourde. J’avais une fois de plus dormi dans le monde sans le monde, un clandestin sans aucun opportunisme, éveillé tout aussi naturellement qu’il s’était endormi dix jours avant. Je me surpris à envisager rapidement ce qui avait changé en mon absence. Et je renversais la proposition pour savoir aussi ce que mon absence avait changé.

Dans Joyce que je lisais à cette époque, c’est l’autre. Bloom, cette fois-ci ; l’eau d’ici, la dérive et l’air rance, la trace d’un passage, plus ou moins bref, dans une époque somme toute furtive. Les voix dans la radio considéraient les pluies comme exceptionnelles, fort longues et en volumes. Par la fenêtre, on voyait le drap gris tendu sur le ciel et accroché dans les collines aux alentours de la plaine. Cuvette oui. A tel point qu’il pleuvait, racontera plus tard le citoyen Colin, bon dieu, que ce gouvernement de rigolos en hauts-de-forme aurait pu envisager sérieusement de créer un ministère de l’Averse ad hoc.

Oui, il y a des points sur lesquels ma mémoire ne faillit pas, jamais. Je me souviens des livres que je lis, même si leur lecture peut être soudainement interrompue ; je vais m’expliquer.

Il pleuvait sans cesse depuis de très nombreux jours, on ne comptait plus (à la TSF, oui), et l’eau ne semblait plus tomber du ciel, elle était partout, donnant au bocage noyé l’étrange apparence d’un vaste aquarium sans poissons. L’absence totale de vent accentuait cette consistance liquide. La moindre sortie hors des habitations, même brève, faisait prendre du poids : les vêtements devenaient vite spongieux et lourds, ralentissaient la marche, entravaient les mouvements habituels du déplacement et lorsqu’on regagnait un abri, on avait très vite sous soi une mare. Le ciel ne laissait se distinguer aucun nuage, il était uniformément gris, et la lumière sale qui l’habitait, sans variation d’intensité quel que soit l’axe d’observation, ne pouvait indiquer la position du soleil, lequel était devenu depuis quelque temps une simple hypothèse. C’était le silence. Les oiseaux s’étaient tus ; même à l’aube ils ne chantaient plus le retour de la lumière et restaient cachés dans la densité protectrice des haies, en particulier les bouvreuils habituellement si turbulents.

Ce jour-là au réveil je trouvai ma montre arrêtée. Je ne possédais pas d’autre référence horlogère et le ciel bouché avec sa lumière diffuse ne pouvait me donner d’indication vraiment fiable sur l’heure qu’il pouvait être. La TSF était muette. Et que devenait Esclangon ? Je n’avais pas fait installer le téléphone, au grand dam de mon éditeur qui, s’il avait à me dire quelque chose, appelait le café de Gaston pour y laisser un message. Et comme j’y allais souvent, chez Gaston, c’était bien pratique, et je pouvais rappeler.

Après quelques minutes, j’entendis bien la cloche indiquant la demi-heure passée, mais d’une heure que j’ignorais. Trente minutes après, la cloche sonna quelques coups mais j’oubliai de les compter, tout occupé à collationner les informations de documents pour un ouvrage à venir ; leur nombre néanmoins me parut supérieur à dix. Je mangeai avec voracité, je ne savais plus quand pour la dernière fois j’avais avalé de la nourriture.

Je me mis en route pour Damigny, car je voulais chercher et trouver Marie, j’avais maintenant faim de femme, et Marie était l’une de ces rares créatures pour qui le sexe avec moi n’était pas effrayant, car tout aussi vicieuse et obscène que je pouvais l’être, me présentant toujours son côté animal sans la pudeur infecte qui habitait tant d’autres filles ; car même les putains je les trouvais austères, machinales, telles des mécaniques dotées de principes exécrables et sanitaires qu’elles rinçaient abondamment le cul posé sur leur bidet. J’en avais visité quelques unes, à proximité de la caserne, et rapidement j’avais cessé d’aller les solliciter : à leur platitude et transparence s’ajoutait toute cette promiscuité avec les soldats, idiots, et en général soûlés à la gnôle, violents et criards. De ce fait, entre 14 et 18, ça a été bien plus calme.

Par la sente dite du Milieu, longtemps appelée la sente verte – les vieux l’appelaient encore ainsi, et communément, chemin de Damigny –, menant au bourg au travers des champs, droite et en montée au départ depuis le boulevard Mézeray, puis courbée après quelques centaines de mètres en descente entre les taillis et les haies, on devait marcher sur le côté pour éviter les énormes et profondes ornières grasses gorgées d’eau sombre laissées par le passage répété des lourds véhicules agricoles. Au bout de la sente, on arrivait au cœur du bourg, au croisement de la Grande-Rue et du chemin de fer qui avait été mis en service il y avait un peu plus de cinquante-cinq ans, au début des années 80, pour relier Alençon à Domfront. Tout juste avant d’atteindre cette intersection je sus avec précision quelle heure il était car je vis passer le train. Il avait quitté sa gare de départ quelques minutes plus tôt. Il était donc 9h30 passées. Mais avec ce fichu ciel parfaitement bouché empêchant de situer le soleil et les coups de cloches entendus, que je pensais au-delà de dix, je doutai quelques secondes. Et si c’était celui de midi trente ? Non. Je n’avais pas dormi si tard.

Les rues ruisselantes étaient vides. Devant la mairie, balayées par de grands draps d’eau, il y avait une automobile et une patache dont le cheval gris, immobile, semblait être une statue équestre fraîchement taillée dégoulinant après rinçage. Plus haut, je vis deux enfants traverser la chaussée en courant, passant d’une maison à une autre.

Aux P&T je m’empressai de vérifier l’heure : 9h36 ; je remontai et ajustai ma montre, j’en frottai le couvercle un peu gras avec mon mouchoir et la remis en son gousset. Le bruit du train au loin s’éloignant, il se dissipa dans le murmure de la pluie, puis son sifflet retentit brièvement, indiquant qu’il arrivait à la halte, après Les Maisons Brûlées. Par la fenêtre du bureau de poste, je tapotai au carreau, je saluai Guittard, le receveur qui relevait sa tête de borgne d’une langueur morne d’automne. Je m’abritai sous un appentis près du passage à niveau. Il y avait là sur le bord de la voie quelques outils laissés par les terrassiers qui ne venaient plus depuis plusieurs jours à cause de l’eau. Avant la guerre on avait vu ici de nombreux terrassiers espagnols travailler à l’entretien du chemin de fer, et que beaucoup d’ailleurs soupçonnaient de chiper des patates dans les champs plus bas.

Je roulai une cigarette. Je pouvais couper par derrière, par champ le long de la haie qui partait perpendiculaire à la voie ferrée là-bas à trois cents mètres ; dans le creux après il y avait La Rimblière, pour remonter longtemps vers Bourdon, et le château, et le très très long mur ancien. Je pensais à me forcer encore une fois à emprunter un cheval mais je ne demandais à personne, et je ne pouvais pas me contenter de l’avis seul du cheval qui semblait sourire, mais bêtement ; ah ! cette sale race d’assommeurs ! Cela a toujours été compliqué pour moi, je suis un gars de la campagne à l’origine, que mon doctorat de philologie n’occulte en rien, compliqué pour moi disais-je, de considérer les chevaux comme des compagnons agréables. Je les trouve… stupides et, surtout, l’un d’eux est responsable de mon mal. Ces foutus peureux ! Ma mauvaise considération à leur endroit est ancienne ; elle a pour origine un épisode fâcheux, douloureux, de mon enfance et qui a déterminé ce que je suis aujourd’hui d’une façon bien radicale.

Tout gamin, petit, je fréquentais beaucoup les chevaux puisque mon grand-père disposait d’une écurie qui tournait bien et produisait de beaux spécimens. Un jour à l’étable, dans un box, j’étais adossé contre le mur du fond et je racontais mes malheurs au cheval, Mirabeau, qui m’écoutait, acquiesçant parfois en inclinant sa tête, quand une espèce de frelon pénétra dans les lieux ; le cheval pivota, me présentant sa croupe, le frelon se prit à tourner en décrivant des cercles de plus en plus serrés et commença à descendre, puis disparut dans un coin d’ombre. Quelques secondes plus tard, le voyant posé sur mon avant-bras, je poussai un cri d’effroi qui surprit le cheval, lequel envoya son sabot à ma rencontre. Je fus trouvé par ma cousine Victoire bien plus tard, aux vêpres, qui me cherchait avec les autres, personne ne me voyant venir pour le dîner. J’avais pris le coup frontalement. La plongée dans le coma avait été immédiate. Personne, devant l’ampleur de l’impact marqué sur mon front et de ma parfaite inconscience, ne comprit d’ailleurs comment je n’étais pas mort. Mais je respirais, et mon cœur battait calmement, normalement. Je me réveillai quatre jours plus tard.

Mais depuis cet accident, en plus de l’empreinte indélébile dessinée sur mon front, je suis atteint de la maladie de Gélineau, ou narcolepsie, un mal réellement identifié depuis à peine cinquante ans mais qui est rarement d’origine traumatique ; et ma vie est une grande diffraction temporelle, ma mémoire des événements est particulièrement altérée, décousue, fragmentée, morcelée, en débris ; je confonds très facilement des faits réels avec des faits rêvés, et réciproquement, je ne suis pas en mesure d’assurer un état de veille comme bon me semble, étant susceptible de m’endormir à tout moment, en tout lieu, dans n’importe quelle circonstance, bien que les situations très émotionnelles, les sensations extrêmement vives, les peurs soudaines, l’orgasme même, sont les facteurs les plus courants d’endormissement immédiat ou de cataplexie. Le sommeil dans lequel je suis alors plongé est d’une durée fort variable, de quelques secondes à plusieurs dizaines de minutes. Par ailleurs, je peux m’endormir sans qu’aucun de ces facteurs n’intervienne, et parfois j’ai même des hallucinations en préambule. De plus, on m’a dit aussi que le choc que j’avais pris à la tête avait altéré mes facultés de réserve, de pudeur, de mensonge, ce qui complique notoirement la vie en société ; étant de surcroît très porté sur les choses sexuelles, ce qui faisait le bonheur simple de Marie. Le choc produit par le sabot a également mais très légèrement modifié la disposition de mes vertèbres cervicales, je suis sujet aux rhumatismes de cette zone. La peau de mon front est un parchemin défoncé avec des froissures minuscules qui mettent de l’ombre dans le haut de la face. Je n’ai jamais mal à la tête.

Mon cas a intéressé le docteur Paul Farez, celui qui avait réveillé la Dormeuse d’Alençon en 1910 ; il m’avait vu en 1914. Mais il n’a jamais rien publié sur moi. Probablement suis-je atteint de narcolepsie standard et que mon cas ne lui a pas semblé pertinent, original, du moins suffisamment pour justifier une publication. De plus, ça n’est pas tout à fait son domaine de recherche, il s’intéresse si je ne m’abuse aux désordres mentaux comme l’hystérie.

Elle habitait sur Bourdon. Au petit carrefour où dix ans plus tôt, je participai à une rixe, les ennemis étant les acolytes Lanos et Bernard qui avaient été convaincus de vol de poules ; ils avaient assommé le garde-champêtre qui s’était mis en planque et les attendait, dissimulé derrière le long taillis du père Le Clerc, paravent végétal qui redescend jusqu’au château. Il faisait nuit, il avait voulu s’avancer pour mieux voir et les surprendre mais en se décalant il avait brisé du bois sec. Le bruit avait alerté les deux compères qui restés calmes quelques minutes, invisibles, avaient ensuite discrètement, en silence, fait marche arrière, contournant la zone où ils avaient entendu le bruit, et revenant par le côté opposé, en embuscade, étaient tombés à bras raccourcis sur le garde.

Quertin et moi, nous sortions juste de chez Bouhance et nous avons vu l’agression. Nous avons entrepris de protéger et défendre le citoyen Capet (ce n’est pas une blague), notre garde-champêtre, car Lanos et Bernard étaient connus pour être extrêmement violents et capables de meurtre.

Le même taillis d’ailleurs j’y pense derrière lequel je caressai Marie le soir où ça avait tremblé, la terre avait bougé, novembre 1927, en même temps que le séisme de mon cœur. Je crois sentir que je vais m’endormir tout de suite ou maintenant. J’appréhende très mal l’écoulement du temps chaotique – et l’espace m’échappe, surtout lorsque je me déplace et l’extrême vigilance dévore le sucre de mon cerveau (citation du médecin) et je perds connaissance, en général, sauf les cas où c’est une descente plus lente avec une délicieuse phase d’hallucinations émouvantes et sensuelles, et là je sens que ça vient, avec parfois un lent froissement d’étoffes sonores. Et ce taillis il en avait vu des événements, à neuf ans la belle Agathe qui pisse, son cul blanc laiteux dans l’ombre verte, et cette ravissante petite fente tout ouverte et ruisselante, je n’avais pas douze ans. Dérapant aussi, un matin d’août, en vélocipède, au passage des indiens et le vol de plumes extraordinaires trouvées accrochées dans quelques pins odorants, le visage emmitouflé dans la vulve de la forêt aux moiteurs de mousse. Le petit Salomon qui, poursuivi par un chien fou et méchant, l’avait assommé avec un parpaing qu’il lui avait lancé sur le crâne en désespoir de cause, pour échapper à ses crocs irréversibles. Le chien au bord du fossé gisait de son long et sa tête sur la route était une tomate tiède agglutinée de globules à l’air libre.

J’avais finalement rejoint les abords de Bourdon en passant par les rues et la route, mais je ne me souviens pas pour quelle raison exacte, car finalement j’étais bien parti avec l’idée agréable de circuler, mains dans les poches, par les haies couvertes et de couper sous La Rimblière, pour effectuer en grande partie un trajet fait à l’abri des rafales et des rideaux d’eau qui pouvaient s’interposer à tout instant. Et j’étais bien arrivé à hauteur du passage à niveau avec toujours la même envie de couper par la haie qui part de la voie ferrée.

Mais non, j’avais marché finalement longtemps par les rues et la route ; et si j’avais fait des haltes, je ne m’en souviens pas, et je savais par habitude que je pouvais parfaitement dormir pendant un déplacement entre un point A et un point B, tout en étant mon propre véhicule. Une éventuelle escale un peu trop longue pouvait m’éveiller. Je retrouvai le mur comme une reprise de conscience, je compris que je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres, je m’aperçus dans le même temps qu’il allait faire nuit. Je me recomposais en étapes très rapprochées. Une éventuelle escale un peu trop longue pouvait m’endormir. Naissance des étoiles, feu d’horizon se mourant sous la chute noire du sac gigantesque de la nuit. Vous avez vu Jupiter ? Elle brille bien. Plus de huit heures pour faire une poignée de kilomètres. Des nuages de hannetons traversaient les jardins crépusculaires. J’avais ralenti ma marche, j’avais épuisé depuis longtemps tout mon empressement dans des pauses impondérables.

Et mon désir d’aller cueillir la douce Marie, s’il était toujours là à me jeter en avant, je pouvais parfois le ressentir comme une petite crampe subreptice qui annonçait une tension narcotique. Oh si encore je pouvais avoir la force pour arriver jusqu’à son seuil et me laisser tomber en vainqueur sur sa méridienne capitonnée. Elle me regarderait dormir ou simplement s’en retournerait dehors pour finir de biner son lopin. Elle adorait les légumes et les fleurs, les fruits. Dans ma vision, elle serait penchée tout en avant, sa robe par derrière remontant à la lisière des bas, et je me penchais pour découvrir la fesse ronde, l’abricot de régal, je me penchais encore, et trop, je me voyais glisser rapidement de la méridienne au sol sur le frais parfait de la tomette.

Mais le jour s’éteignait et l’odeur de la nuit commençait à poindre aux contours des ombres froides. Je passai devant la barrière verte de la mère Michel qui était alors dans le crépuscule, avec une lampe à pétrole, en train de brosser les flancs du percheron sale. C’est un spécimen gigantesque, crin gris. Je fis un vague signe de la main droite, et de la gauche je désignai où j’allais, montrant la crête de la route où la nuit avait sévèrement mordu. Je trouvais les arbres assez agités malgré l’eau calme. Je me pris à ressentir comme de la peur, une appréhension, le négatif à l’œuvre, un défaut dans l’être. Où avais-je vu un moulin à eau, au crépuscule, impossible de resituer, avec le minuscule bief où se planquaient des anguilles énormes ? Ces bêtes-là, quand vous les pêchez à la ligne, quand elles ont mordu, ça vous fait l’effet d’un gros chien qui tire fort au bout d’une laisse. Ça n’est pas rien. Epuisant. De belles pièces, oui. Succulentes avec des agrumes en saumure. L’âme culinaire dans les rares reflets de l’eau douce ; des batraciens, des algues, des couleuvres et le héron, quelques terriens inquiets ne sachant plus nager et leurrant des poissons au bout d’un fil. Le chèvrefeuille était détrempé et alourdi, je le contournai et en pivotant, je glissai. C’est la mère Leloup qui me retint de tomber, m’attrapant avec son bras robuste tendu par dessus le petit muret derrière la grille et le chèvrefeuille. L’odeur des fleurs soudain m’envahit littéralement. La vieille lâcha des mots dans la pénombre odorante.

– Que vous v’là donc à c’t’heure, mon petit ? Vous avez ‘core rêvé ?

– Marie.

– Ça fait plus d’trois ans que j’m’use à vous l’dire et r’dire.

– Je sais maintenant : je me rappelle.

– Oui. Marie n’est plus là. Partie dans les saisons, morte. Y a trois ans.

– Je me rappelle.

Mais comment je fais alors, depuis si longtemps, et qui donc s’amuse avec mon corps si ce n’est elle ? La vieille Leloup avait gardé un bleu éclatant dans les yeux, elle voyait encore fort bien, et la force de sa poigne me surprit beaucoup. Je me reposai alors sur le muret et la mousse craqua sous ma paume comme un vieux velours, il y avait encore tout plein d’eau dedans. Je crois que pour la première fois, enfin, je parvins à lui dire clairement, sans ambiguïté, que je commençais à comprendre pourquoi j’oubliais de ne pas oublier. Je l’accompagnai jusqu’à la cuisine, son bras solide enroulé autour du mien, je lui parlais en regardant droit devant, je n’osais pas tourner la tête pour m’adresser directement à son visage, par peur de bloquer mes mots et d’exploser en sanglots. Elle poussa la porte qui vibra et grinça. On abandonna des flaques sur la tomette. Elle sortit les dés à coudre, une lichette pour requinquer. Au début ça fait du bien, c’est vrai. Après la cinq ou sixième dose, les tempes commencent à chauffer et le champ de vision se contracte et se recentre, rigide. Les pensées glissent et peinent à venir toucher leur terme logique, détournées par d’autres idées qui dansent. Puis ces dernières s’endorment, meurent d’inutilité immédiate, laissant place aux désirs, aux pulsions ; le corps parle et commande. Obligé de s’asseoir, de river ses yeux à la flamme de la lampe à pétrole. Mes habits étaient encore humides et collaient à la peau. Elle me fit déshabiller pour les sécher près du poêle à bois ; elle vit ma queue, elle contempla, soupesa les couilles, puis les massa avec une tendre fermeté mêlée de douceur inattendue qui ordonna l’érection.

Si vous saviez tous ces rêves inachevés, avortés par un réveil inopiné. Qui se désagrègent, s’émoussent, ces frayeurs suspendues, ces plaisirs débordants. Ah ! si je vous dis tout cela, monsieur Riposte de l’Amour, excellent, excellent, excellent, ce que je peux m’aimer alooors dans ces coups de fouets de l’esprit, ces élans irrépressibles, ces poussées de lave mentale, de bave contrôlée, à petites doses, juste pour la bulle, le scintillement secret de l’œil porcin, il faut vraiment cette fusion d’Amour insécable, incessible, exclusif pour en arriver là, juste l’être reconnu, sans rien d’autre que l’être pour soi, Marie pleine de grâce que j’aime tes turpitudes fessières qui me font bander, tes étiquettes et tes matières, tes formes et les courbes des ailes que tu te tailles dans ton kimono de soie rouge et verte, le feu dans l’herbe, aussi beau que ceux qu’on voit enveloppant les belles dames de la capitale habillées par Poiret. Sous la pluie battante tes cheveux collés et l’épouvantable image de tout l’univers déployant sa pluie d’étoiles sur l’exquise quiétude de ton visage. Et savez-vous, docteur Capitulation de la Haine, qu’à mon procès, qui n’aura pas lieu, on aurait pu dire :

– Le prévenu a aujourd’hui l’âge convoité du capitaine, et l’on doit le considérer comme tout à fait et entièrement responsable de ses actes, la capacité est optimale, ce qui de toutes les façons vous sera confirmé ultérieurement, si vous voulez bien les entendre, ces foutues expertises exposées par les experts z’eux-mêmes. Par ailleurs, le prévenu est convaincu d’avoir changé de trottoir à la vue de sa propre mère, évoquant pour sa défense une fuite nécessaire devant la tentation du viol. Il dort de façon aléatoire, rappelons-le, et de manière incontrôlée, peut-on dire inconsciente, monsieur le prévenu ?

– Allez-y, Alonso, ça ne change rien à la donne.

– Et donc cela en raison d’une maladie originale, au sens qu’elle est rare veux-je dire, parfois spectaculaire, déroutante, la narcolepsie, excusez-moi, quand même ça doit être un sacré fardeau, un…

– Pour tout dire : c’est un vrai bordel kaleïdoscopique mon poteau, si je peux me permettre cette familiarité monsieur le résident du ribunal rectionnel : c’est un chantier de première classe, avec une machine à voyager dans le temps à disposition dans le bureau du contremaître Langevin. Je suis aussi le métreur vérificateur de ma vie, je vous assure je suis l’obligé de mes angoisses, manies, obsessions qui ont toute la force de mes désirs réunis, et donc détournés, pour s’épancher. De compter oui, des fois c’est vrai. Mais à l’envers quand je déprime. Je veux dire qu’au lieu de penser mon âge, j’essaye de me souvenir combien de temps il me reste avant de disparaître puisque le caractère chronique de la maladie fait que j’ai déjà visité mon avenir. Je reconnais moi-même mon entière responsabilité, vous faites pas de mouron sur ce point pour votre réquisitoire en croûton de foutriquet, mais je ne peux pas témoigner : je ne me souviens d’aucun des événements sur lesquels vous vous entêtez à me questionner, à me sonner la quête de remembrance, à me charger la barque. Je ne me souviens pas, point barre.

Le rêve s’arrêtait à ce moment-là, ou dans une situation très similaire. Et je me réveillais sur un mode ralenti. Je voulais m’expliquer davantage. Il était mis fin à l’entretien. J’oubliais tout dès le lendemain. Les multiples gorgées de gnôle partagées avec la mère Leloup m’avaient expédié assez loin, la fatigue de la marche ajoutée à cela, tous ces kilomètres à s’enfoncer dans l’air humide juste pour faire un pas, j’avais bien dormi, et j’étais encore à mon réveil entre les cuisses monumentales de Leloup. Elle dormait sereinement, son corps était régulièrement soulevé par une très vaste respiration s’exprimant en ronflements très discrets. Je m’extirpai du sépulcre.

C’était à voir : il y avait une déchirure bleue dans la toile grise du ciel. Enfin allait revenir le soleil et se répandre un peu de chaleur, mais l’humidité devait avoir de bons restes pour subsister de nombreux jours encore tellement la terre avait été gavée de pluies historiques. A l’étage, ce qui était rare pour le souligner, il y avait une salle d’eau donnant sur la cour ; j’avais ouvert la fenêtre du chien assis et je fumais appuyé sur le rebord que du lierre avait commencé à investir, remontant par la façade. Les ardoises étaient marquées d’eau, mais malgré cette abondance, à y regarder de plus près on voyait bien qu’elles étaient vieilles, sèches, cuites. La lumière revenait, de nouveaux des sifflements et des vols d’oiseaux, le bruit des êtres était moins feutré, il avait recouvré la brillance d’un vent solaire annoncé.

On m’avait protégé, si je puis dire ; pour une raison inconnue je savais maintenant que j’étais intimement lié à la mort de Marie, très probablement responsable, mais jamais je n’avais été inquiété ou inquiet. De toutes les manières, aucun souvenir afférant ne venait effleurer la surface de la conscience, pas même à l’interstice inférieur en contact avec ce que depuis peu on appelle l’inconscient, la découverte du docteur Freud.

– Dans le procès-verbal de notre précédente entrevue, reprit l’inspecteur de police en abandonnant sa pipe dans un cendrier signé Max Leverrier, à l’issue d’une garde-à-vue, il est écrit que vous dites, je vous cite : « Je ne me souviens en rien avoir participé ou assisté aux obsèques de Marie Fleur Joséphine Gonzalez » et « Je sais qu’elle est morte mais je ne m’en souviens pas ». Ça vous exonère pas : au regard de la Loi, il n’existe pas d’excuses, je fais pas dans la morale, il existe des alibis. C’est tout. Je crois comprendre votre mal, ça perfore la tête hhmmm ? Je me suis un peu renseigné, mon frangin est médecin, mais il n’empêche que je dois explorer toutes les voies où me mène mon enquête, comprenez-vous ?

– Oui. Je ne me souviens absolument pas de notre précédente entrevue. Et je crois ne vous avoir jamais vu avant aujourd’hui, monsieur l’inspecteur de police. Quand j’ai repris ma marche le long de la voie ferrée, il y a eu rideau. Brutal. J’ai chuté, j’en ai eu la preuve, car plus tard chez la mère Leloup, je me souviens avoir vu la bosse sur mon front dans la salle d’eau à l’étage en me mirant dans le miroir moiré. Je vous rassure tout de suite avant que vous me posiez la question : oui, à chaque fois que j’ai l’occasion de me voir dans un reflet, je me reconnais. No problemo, ils disaient ça les espagnols qui travaillaient sur le chemin de fer avant la guerre. Vous êtes du coin, au fait, monsieur l’inspecteur de police ?

– Non, non, chuis né à Pantin à deux pas du canal aux pieds des moulins. Et je ne m’en souviens pas, alors vous voyez.

– Bref, la bosse faisait comme un œuf dans le cuir craquelé de mon front.

– Vous vous cassez souvent la gueule comme ça ?

– Forcément. Puisque c’est imprévisible. Aussi bien en descendant l’escalier, assis à table, en marchant. Déjà à l’horizontal, ça cause moins d’accidents. Comme bien des gens, je m’endors aussi au lit.

– Vous êtes marrant.

Enfin le ciel bleu avait repris sa caresse des yeux. Les lombrics prenaient l’air. Le roulement des charrettes et des pataches, des automobiles, les voix et les cris, avaient repris dans la lumière presque blanche. À la sortie de l’hôtel de police, j’avais soif et je dévissais vers le centre, en prenant par la halle aux toiles, jusqu’à la brasserie. Etant donné mon état de nervosité, il était devenu très compliqué d’être aussi éloigné de chez moi, surtout seul. J’allais sombrer. Les expériences passées m’indiquaient qu’une mise en sommeil hors de chez soi, en présence du public, était encombrante et pouvait d’ailleurs, ce qui était exceptionnel, générer dans mon esprit une pointe de culpabilité, fine pointe mais sensible, laquelle alimentait des cauchemars insoutenables ; ma vraie mort sera douce comparée à ces horreurs aliénantes. Je peux dire que ce sommeil aléatoire est comme l’écho perpétuel du coup de sabot, sans atténuation, et constant dans son inconstance. En effet, si me prend à l’extérieur de chez moi la fâcheuse manie de m’endormir ici et maintenant, en présence de personnes ignorant tout de mon état de santé, je peux facilement passer pour un ivrogne, un fou, quelques fois un épileptique (je n’ai jamais compris : aucune série de convulsions ne survient quand je sombre, on ne peut pas prendre cela pour de l’épilepsie), un opiomane. Il est vrai aussi que souvent, pour cette raison, je me répandais dans quelques orgies fantomatiques, chaudes, baignées d’alcool et de fumée, je pouvais sombrer à peu près tranquillement, je peux dire sans risque particulier, l’assoupissement n’étant pas exceptionnel dans ce type d’activité ; et je me réveillais sur le même sofa. Ou alors, j’avais quitté les lieux, mais sans m’en souvenir, et je me réveillais chez Gaston au petit matin, étendu sur une banquette, à l’intérieur, ou enroulé sur son paillasson, dehors (oui, car parfois il n’oubliait pas de fermer à clef). Dehors, si la saison le permettait ; sinon dans le pigeonnier près du lavoir sur le grand champ, sous des amas de paille. L’édredon de paille est rassurant, puissamment calorique, la peau s’en habitue assez vite. Le canard me chatouille, je l’aime moins. De façon générale, j’ai préférence à l’égard du végétal. Depuis le pigeonnier, par les ouvertures au sud, quand je m’éveillais, je jetais un œil là-bas vers l’auberge de Gaston, je regardais l’heure à ma montre et j’y comparais la fréquentation de l’auberge à ce moment, et j’observais longtemps avant de m’y rendre, sauf si c’était vraiment tôt le matin et qu’il venait d’ouvrir : je m’y précipitais alors pour y avaler café frais et calvados vieux et soutenir la conversation de mes amis avec lesquels je pouvais somnoler en toute tranquillité, et sécurité, mâchant le pain frais et les œufs encore chauds du cul de la poule.

Ou je me réveillais chez moi, en parfaite identification des lieux, avec souvent un minois inédit qui sommeillait sur l’oreiller à côté, une mèche de cheveux délicate cascadant sur le nez et finissant en rebond sur la joue jusqu’à la commissure des lèvres d’où un petit filet de salive s’enfuyait.

Mais ce matin-là, j’étais seul et par la fenêtre le soleil s’engouffrait peu à peu.

Le temps n’est qu’un arrangement de la conscience et la conscience un dérangement du temps.

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